Pourquoi faut-il en finir avec les notions

de "peuples premiers" et de "peuples racines" ?

par Mohammed Taleb

 

 

 

Les formulations de « peuples premiers » et « peuples racines », qui sont très présentes, perpétuent une vision figée et essentialiste des sociétés autochtones, qui trouve son origine dans l’idéologie coloniale et son obsession classificatoire. En plaçant ces peuples au début d’une supposée ligne du temps de l’humanité, cette vision les enferme dans un passé immuable, niant ainsi leur capacité d’évolution, d’adaptation et de transformation. Ce schéma linéaire, hérité du positivisme du XIXe siècle, repose sur l’idée que les sociétés humaines évolueraient de la « sauvagerie » à la « civilisation », une perspective que l’on retrouve aussi bien dans l’anthropologie évolutionniste de Morgan et Tylor que dans l’ésotérisme pseudo-scientifique de la théosophie et du vitalisme occidental. Ainsi, ces peuples sont relégués à un rôle d’« enfants de l’histoire », supposément incapables d’atteindre la modernité par eux-mêmes.
 
Cette vision essentialiste participe d’un racisme insidieux, celui qui, sous couvert d’admiration pour les cultures autochtones, les réduit à un folklore vivant, cristallisé dans un passé inventé. Le professeur palestinien Edward Said, dans L'Orientalisme, a démonté ce processus appliqué aux peuples d’Orient : l’Occident les a définis non pas tels qu’ils sont, mais tels qu’il avait besoin de les voir pour mieux les dominer intellectuellement et politiquement. La même logique s’applique aux peuples autochtones, que l’on fige dans un rôle de gardiens de « valeurs originelles » tout en leur déniant la capacité d’être des acteurs contemporains de l’histoire. La théorie décoloniale, notamment portée par Aníbal Quijano et Walter Mignolo, a montré comment cette assignation à l’origine, aux racines, aux primauté, est un mécanisme de subalternisation qui inscrit ces peuples dans un temps autre, radicalement distinct de celui de notre époque.
 
Mais les Cheyennes, les Mapuches, les Aborigènes d’Australie, les Adivasis, les Massaïs, et tant d’autres ne sont pas des « peuples racines » pas plus qu’ils ne sont des vestiges d’un passé révolu. Ce sont des peuples en mouvement, des peuples-feuilles, des peuples-fruits, des peuples-graines, des peuples-canopées, participant pleinement aux dynamiques du monde contemporain. Ils inventent, résistent, renouvellent leurs pratiques et leurs pensées, au même titre que n’importe quelle autre société humaine. Les limiter à un stade « premier » ou « originel », c’est perpétuer la fiction raciste d’une humanité à vitesses différenciées, où l’Occident incarnerait l’aboutissement ultime du progrès tandis que les autres peuples resteraient prisonniers d’une enfance civilisationnelle.
 
Dans ce débat, le vocabulaire de la désignation et de l’auto-désignation des peuples dont nous parlons n’est pas stabilisé, et chacun, chacune – moi y compris – projette sur ces mots des significations particulières.
 
En tout cas, et c’est ma lecture en tant que militant et intellectuel engagé, la notion de « peuple premier » est problématique, car elle constitue une forme d’euphémisation de celle de « peuple primitif ». Je sais bien qu’en eux-mêmes, ces termes ne sont pas négatifs – on parle bien, en histoire de l’art, des « Primitifs flamands ». Mais dans le contexte de l’idéologie coloniale, et c’est bien de cela qu’il s’agit ici, ces mots essentialisent des peuples en les figeant à un stade inerte ou stationnaire dans la pseudo-flèche du temps évolutionniste.
 
En revanche, l’expression « Premières Nations » est d’une nature différente, car ici, « premier » ne dérive pas de « primitif ». Le contexte n’est plus celui du XIXᵉ et du XXᵉ siècle, marqué par les doctrines racialistes de Lucien Lévy-Bruhl (qui affirmait que les peuples « primitifs » étaient « prélogiques »), mais celui des années 1960-1980, avec la montée en puissance des luttes globales (politiques, culturelles, juridiques) des peuples opprimés, parmi lesquels les « autochtones » (terme qui serait plus neutre et plus scientifique). "Premier", dans cette optique, n'est pas nullement une reprise de "primitif", mais l'affirmation d'une "légitimité historique" porteuse de droits.
 
D’ailleurs, la référence à la notion de nation est essentielle, car ces luttes s’apparentent à des luttes pour l’autodétermination. Cette orientation nationalitaire (et non nationaliste au sens du XIXᵉ siècle) permet d’envisager un autre rapport au temps.
 
Il est donc urgent de déconstruire ces catégories héritées de l’anthropologie coloniale et de l’idéologie du progrès. Plutôt que de célébrer les « peuples premiers » ou « racines » en tant que gardiens d’une sagesse originelle figée, il faut reconnaître leur pleine contemporanéité, leur droit à être non seulement les héritiers d’un passé, mais aussi les créateurs d’un présent et d’un avenir. Ce n’est pas en les enfermant dans le musée mental de l’Occident que l’on rendra justice à leur histoire, mais en les reconnaissant pour ce qu’ils sont : des peuples de maintenant.