Clinique du mal-être. La « psy » face aux nouvelles souffrances psychiques, de Miguel Benasayag [2015]
Clinique du mal-être. La « psy » face aux nouvelles souffrances psychiques, de Miguel Benasayag
Paris, Éditions La Découverte, Coll. « Cahiers libres »
2015, Format : 135 x 220 mm, 160 p.
Cet ouvrage est écrit par un psychanalyste, mais son propos est aussi celui d’un philosophe, dans la mesure où le thème abordé – celui des « nouvelles souffrances psychiques » – est mis en perspective philosophiquement, avec une approche archéologique (les origines de ces souffrances) et une approche finaliste (comment les dépasser). De plus, l’auteur questionne ces pathologies, ce « mal-être », sous l’angle de l’interrogation anthropologique (qu’est-ce que l’homme ? qu’est-ce qu’un individu ?). Cette parole, rédigée en collaboration avec la professeure de philosophie Angélique del Rey, prolonge en quelque sorte les Passions tristes. Souffrance psychique et crise sociale (1). Nous retrouvons les mêmes fondamentaux de la pensée de Miguel Benasayag : la maladie « psy » ne peut être circonscrite, malgré la représentation dominante, à la seule sphère de l’intime, à la psyché au-dedans de soi. Pour la simple raison que l’humanitas de l’humain est une réalité à la fois personnelle et supra-personnelle, c’est-à-dire insérée dans du politique, du social, du commun. Il n’y a pas de souffrance psychique, ancienne et nouvelle, sans la biographie d’un sujet qui en est la victime ou le véhicule. Mais cette biographie ne prend pleinement son sens que si elle fait écho à l’histoire collective, « à l’époque », et même à la réalité matérielle et environnementale dans laquelle nous sommes plongée.
Le contexte des « nouvelles souffrances psychiques » est à la fois celui de la « post-modernité » et du néolibéralisme (l’auteur évoque ainsi « le monde postmoderne néolibéral », p. 18). Cet horizon historique n’est pas limité à la soi-disant fin des grands récits et à la financiarisation de l’économie. Ce à quoi nous assistons en fait est la construction d’un nouvel individu, dont le marqueur essentiel serait sa solitude. Mais, il ne faudrait pas réduire cette dernière à la simple absence de relations sociales. Cette solitude, nous dit Benasayag, est de nature « ontologique », autrement dit elle désigne un vide existentiel dans les profondeurs mêmes de la psyché de l’individu. Cette solitude constitue le cœur, la clé des « nouvelles souffrances psychiques ». Miguel Benasayag, avec raison, distingue bien la solitude de l’isolement. La personne isolée, physiquement seule, est capable de s’épanouir et de se réaliser, car elle peut actualiser, manifester cette dimension essentielle de la vie anthropologique : la relation. « L’expérience clinique montre que le fait concret d’“être seul” ne renvoie pas nécessairement à une séparation. Celle-ci se fonde sur une rupture avec ce qui nous fonde. Une personne peut être physiquement seule tout en étant très liée, comme un artisan, un artiste, quelqu’un qui lit avec passion ou écoute de la musique, tous solitaires et pourtant liés. Le lien implique d’être en contact avec les couches profondes qui structurent notre être, en même temps que celui des autres » (p. 14).
L’une des idées force de l’auteur est la mise en rapport entre, d’une part, le phénomène de la solitude ontologique, donc la dissolution au plus profond de l’être de la capacité relationnelle et, d’autre part, le phénomène de l’impuissance à agir sur le monde, par exemple en vue de sa transformation. Pour notre psychanalyste d’origine argentine, la construction de cet individu postmoderne, dé-lié, anonyme, est un processus à l’œuvre au sein du capitalisme, en particulier de sa dynamique néolibérale. La néolibéralisation du monde, en effet, n’est pas réductible à une machinerie économique. Ce qu’il faut comprendre, c’est la nécessité pour le capitalisme néolibéral d’avoir à sa merci des populations d’individus reconstruits sur le mode de la solitude ontologique. Sans quoi, il aurait à faire à des peuples révoltés, à des classes dangereuses, à des personnes qui assument ce qu’ils sont, dans leur bizarrerie, leur étrangeté, leur singularité.
Pour permettre l’éclosion de l’individu postmoderne, la société capitaliste entend proposer voire imposer une nouvelle norme, une nouvelle figure humaine : un individu « brillant », « intelligent », « performant », « producteur ». C’est à travers une « culture de la performance » que ces caractéristiques sont valorisées. Au lieu d’assumer pleinement ses fragilités, sa culture familiale et sociale, ses rêves et ses folies, ses galères et ses combats, l’individu néolibéralisé doit entrer dans le moule des stratégies entrepreneuriales et managériales : « on prend deux ou trois “modules”, que pour des raisons de performance on trouve intéressants, et l’on parle à leur sujet d’intelligence, voire de personne “surdouée”. La postmodernité nomme intelligence le fait de se désintégrer suffisamment pour pouvoir se mouler dans l’“exosquelette” de l’entreprise : est dit intelligent celui qui est capable de jouer à cache-cache avec lui-même au point de se perdre. La plupart du temps, les jeunes prennent ces étiquettes pour une vérité qui regarde l’ensemble de leur personne. Étiquetés “intelligents”, ils ont alors beaucoup de mal à comprendre leurs faiblesses et leurs fragilités, voire leurs handicaps » (p. 18-19). L’humain n’est plus reconnu dans son humanité, mais en tant qu’élément du rouage général de l’économie capitaliste. L’humain devient de la « ressource humaine ». L’auteur n’est pas le premier à le dire, et il ne fait que prolonger la critique, notamment marxienne, de la réification marchande, de l’objectivation utilitariste, de la chosification anthropologique.
La réponse des psychologues, des psychanalystes, des psychiatres et des psychothérapeutes, estime Miguel Benasayag, n’est pas à la hauteur du défi que représentent les nouvelles souffrances psychique. L’auteur développe une intéressante réflexion sur ce qu’il nomme les rendez-vous manqués de la psychanalyse, notamment avec la science (il cite l’exemple de la neurophysiologie des biologistes) et la question sociale et politique (mis à part le travail psychanalytique révolutionnaire- du médecin autrichien Wilhelm Reich). D’une façon plus générale, le mouvement initié par Sigmund Freud a « globalement raté sa participation » à la démarche de déconstruction du « socle épistémologie de l’Occident moderne » (p. 57). Révolutionnaire au départ, la psychanalyse est devenu dogmatique (p. 62). L’auteur parle même d’une « restauration » (p. 59). Elle a ainsi contribué à désocialiser l’individu en séparant les pathologies psychiques des contextes sociaux, politiques, économiques. « À l’heure actuelle, plus personne ne croit qu’en parlant de sa vie personnelle chez le psy, on parle aussi de l’époque » (p. 61).
Mais la critique de la psychanalyse que développe Miguel Benasayag ne le conduit aucunement à souhaiter le triomphe des thérapies comportementalistes et alternatives. Avec ces dernières, le « biopouvoir » –expression reprise de Michel Foucault– renforce la domination du système marchand sur les corps et les âmes. D’ailleurs, l’individu envisagé par ces thérapies est celui de la postmodernité et de la « culture de la performance ». Les pathologies, les souffrances, les tragédies, le mal-être, la mort elle-même sont tout simplement niés, lissés, évacués de la conscience personnelle et sociale, car ils sont des fauteurs de trouble, non pour l’ordre public, mais pour l’ingénierie à l’œuvre dans le capitalisme néolibéral. Tout est affaire de technique, l’horizon étant l’adaptabilité des individus à la machinerie de production et de consommation. Les « techniciens de la psy » usent de thérapies dont le but ultime est de tenter « d’effacer tous les tropismes qui, en provenance d’une très suspecte intériorité, l’empocheraient de s’adapter, d’être flexible, d’éliminer son endosquelette pour mieux se mouler dans l’exosquelette des lois du marché » (p. 79).
Face au diktat du « biopouvoir postmoderne », à ses thérapies d’adaptation, et face à une psychanalyse dogmatique, Miguel Benasayag plaide pour une « thérapie situationnelle ». Il consacre une bonne soixantaine de pages (chapitres 6 à 8) à présenter cette approche qui ne veut pas seulement résister à l’essor de l’individu postmoderne, mais qui entend également revisiter la notion d’humanisme. On peut dire que cette la thérapie situationnelle est sous tension, car elle vise à « désubjectiver » l’individu, en valorisant l’importance du lien social, de sa présence au monde, de sa dimension politique, de sa capacité d’action ; en même temps, elle veut retrouver le chemin d’une authentique intériorité, d’une subjective qualitative, créatrice. Ce qui est surmonté, dans cette tension, est la séparation entre la « réalité psychique » et la « réalité extérieure ». Le maître-mot de la thérapie situationnelle est bien sur « situation ». Celle-ci est très précisément interprétée comme un « carrefour de forces, de tendances et réalités, où le commun non divisible se manifeste tout entier dans chaque situation singulière » (p. 150).
Ce livre est utile pour les praticiens de la psy, et leurs patients, mais aussi pour ceux qui aspirent à changer le monde, et qui travaillent dans l’orbite du politique ou de la vie sociale. Le défi, pour tous, nous dit Miguel Benasayag, est de comprendre qu’il ne faut pas libérer l’individu du ou des pouvoirs, mais qu’il faut nous libérer de cet individu, réceptacle de toutes les aliénations.
Note
(1)Miguel Benasayag, Gérard Schmit, Passions tristes. Souffrance psychique et crise sociale, Paris, La Découverte, 2006.
Cette recension est parue en mai 2015 sur le site https://lectures.revues.org/