Témoignage pour la Palestine,

de Mgr Georges Khodr

Mgr Georges Khodr a eu 99 ans le 6 juillet 2023. Son nom reste associé à la renaissance culturelle et spirituelle du christianisme arabe dans le cadre de la dynamique plus globale de la libération nationale-civilisationnelle arabe. Il est la colonne vivante de cette renaissance, et son influence a largement débordé son église orthodoxe, pour laisser son empreinte sur les autres églises arabes (celles des Grecs-catholiques melkites, des Maronites, des Latins, des Coptes, des Protestants, etc.). Né à Tripoli au Liban en 1923, il commence par des études juridiques (il fut même avocat), avant de se tourner résolument vers les études théologiques (effectuées notamment à Paris à l’Institut Théologique Orthodoxe Saint Serge). Sa thèse portait, déjà, sur la « Notion du Peuple de Dieu dans l’Ancien Testament ». Ordonné prêtre en 1954, il devint le métropolite du Diocèse de Byblos et Botrys (Mont-Liban) de 1970 à 2018. Parallèlement, il assume une importante activité académique, professorale et ecclésiale, devenant professeur en Théologie Pastorale et Islamologie, à l’Institut de Théologie Orthodoxe, Saint Jean Damascène, à Balamand, au Liban-Nord, de 1978 à 1993, professeur de la civilisation arabe à l’Université Libanaise, responsable du Comité des Relations Œcuméniques, au Patriarcat d’Antioche jusqu’en 2007, président de la Commission Théologique au Conseil des Églises du Moyen-Orient, 1967-1982. Mais, pour plusieurs générations d’Arabes chrétiens, Mgr Georges Khodr est attaché au Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe (MJO), qu’il contribua à fonder en 1942. Plusieurs fois élu, il fut le secrétaire du mouvement jusqu’en 1970, assumant notamment la direction, de sa revue AN-NOUR (La Lumière). Le Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe a constitué une expérience sociale et spirituelle des plus originales dans la Nation arabe, et dans la sphère du christianisme orthodoxe, en articulant plusieurs éléments typiques de la théologie de la libération des Latino-Américains : la réforme de l’Église est inséparable d’une forte aspiration à la justice sociale ; le renouvellement des institutions religieuses doit se faire en lien intime avec le combat contre la pauvreté, l’état de souffrance des populations, qu’elles soient chrétiennes ou musulmanes. De plus, dans les années 1960 et 1970, l’activisme socio-spirituel sympathisait avec les mobilisations sociopolitiques de la gauche libanaise et de la résistance palestinienne. D’ailleurs, plusieurs leaders des organisations révolutionnaires palestiniennes étaient issues de la communauté arabe chrétienne orthodoxe, comme le Dr. Georges Habache (1926-2008), fondateur du Front Populaire pour la Libération de la Palestine. L’un des temps forts de ces confluences fut la tenue à Beyrouth, au mois de mai 1970, de la Conférence Mondiale des Chrétiens pour la Palestine. Des chrétiens du monde entier, comprenant quatre cents anglicans, catholiques, orthodoxes, protestants, venant de trente-sept pays, se sont réunis pour apporter leur soutien à la cause palestinienne. La tonalité « théologie de la libération » était largement dominante. L’un des principaux organisateurs de la rencontre était l’hebdomadaire Témoignage Chrétien, expression française des « chrétiens de gauche ». Le texte proposé est justement est l’allocution de Mgr Georges Khodr à cette Conférence Mondiale. C’est l’un des plus beaux témoignages qu’il m’a été donné de lire...

 

"Le témoignage que je voudrais apporter ici est lié au souci de renouveau de l’Église d'Orient. Il fut donné à un groupe de jeunes étudiants nés dans l'orthodoxie et formés dans des établissements missionnaires français de retrouver les racines du christianisme en cette terre d'Orient, de rêver pour leur Église d’un essor qui partait de l'affirmation d'une relation verticale avec le Christ et d'une vision de l’Église, liée à la Parole de Vie, à la communauté locale réelle, à l’Eucharistie saisie comme communion avec l'homme, l'univers et surtout l'histoire qui se jouait chez nous.

(...)

Le souci de l'homme dans sa vie de tous les jours, dans la conjoncture sociale, devint nôtre. la justice proclamée dans l’Évangile devait être vécue et prophétiquement revendiquée. Nous retrouvions d'ailleurs l'accent des Pères qui ont créé les droits des pauvres. L’Église de la grande tradition de l’Orient nous sensibilisait aux problèmes de l'homme actuel. Nous devenions ainsi, au-delà de tout confessionnalisme de stricte obédience, le symbole d'un renouveau de toute l’Église syro-libanaise. Placés sous le signe d'Antioche, centre historique et spirituel de notre chrétienté levantine, nous suscitons avec d'autres frères de plus en plus nombreux un noyau de chrétiens de plus en plus sensible à l'homme jeté sur les chemins de l'histoire dans cette région du monde.

Le 5 juin 1967 fut pour nous le véritable réveil à l'Homme. Musulmans et Chrétiens étaient unis dans son sang, parce qu'il n'y a pas d'autre sang que le sien qui coule à travers le monde. Le drame de la Palestine se confondait avec celui de la Passion. D'autres Pierre, d'autres Judas reniaient le Christ. Notre sort, notre destin se jouaient donc là. Être chrétien signifiait se situer par rapport à la Palestine, qui était pour nous le visage même de l'homme de douleur. Ces hommes, ces femmes, rejetés de chez eux vers le désert pour y étouffer, c'est-à-dire pour subir la mort même que Jésus connut, constituaient « l’Église sous les tentes » selon l'ancienne expression de la littérature spirituelle de notre pays. L’église n'est plus seulement la communauté des baptisés mais l'ensemble de tous les persécutés de la terre. Ainsi, je ne me définis plus simplement par rapport à un dogme, mais par rapport à une blessure. La Palestine devient un critère de loyauté à l'égard du Christ.

Aujourd’hui, c'est sur cette terre et à cause d'elle que se joue le destin de l'homme arabe. C'est lui qui est descendu aux enfers. Tous ceux qui descendent aux enfers appartiennent au Christ. Entre ces hommes qui aspirent à leur liberté et à la justice se sont noués ces liens d’arabité. Je n'ai pas de définition essentialiste ou nationaliste de l'arabité. Je la saisis à l'heure actuelle comme une communauté de souffrance. Mais elle était, dès le début, sur le plan de la culture comme une promesse d'universalité. Dans un congrès tenu récemment au Liban entre des représentants de diverses religions, un intellectuel musulman d’une grande piété disait : « J'ai besoin du chrétien parce qu'il croit à un Dieu qui souffre ». Je voudrais proclamer ici que le monde a besoin des Arabes à l'heure actuelle pour retrouver chez eux ce Sauveur qui partage leur douleur. Pour ma part, j'ai choisi l'arabité depuis que Jésus de Nazareth est devenu un réfugié palestinien. C'est seulement à l'intérieur de cette arabité aimante, humble et confiante que l'islam et le christianisme peuvent dialoguer. C'est ici que le rôle du christianisme oriental peut devenir très grand. La chrétienté des démunis dans l'Orient arabe, la chrétienté qui ne s'identifie pas à la civilisation pseudo chrétienne de l'Occident est capable, dans une même lutte pour les humiliés et les offensés, de s'adresser à l'Islam.

Les doux et les pauvres de l'Orient et du Tiers-monde pourront entraîner l'Occident à un œcuménisme en profondeur. Toute cette Église régénérée ensemble pourra parler aux Juifs restés pauvres.

En attendant, la violence continue. Il ne s'agit point pour l’Église de donner à ce fait un statut théologique. Dans le monde de la chute, les non-violents sont d'une exceptionnelle valeur. Il ne s'agit pas davantage, dans le monde de la chute, de confondre un peu trop facilement la non-violence avec la paix du Royaume. La force est un fait de l'ordre politique et historique. Elle entre comme une plaie dans la chair d'un peuple. C'est elle qui nous choisit. L’action de l’Église chrétienne est moins d'adopter une attitude doctrinale à l'égard du fait révolutionnaire que d'être une force d'amour, de service et de consolation auprès de ceux qui ont choisi d'être révolutionnaires. L’église reste elle même aussi bien dans les situations les plus tendues de l'existence même que dans les temps de paix. L’Église n'est ni révolutionnaire ni conservatrice. Cette liberté à l'égard des structures établies comme des structures qui se font constitue l'élément majeur de notre renouveau ecclésial et, partant, du salut du monde."

 

(Source : Khodr, Georges (1972). Intervention. Actes de la Première Conférence Mondiale des Chrétiens pour la Palestine, Beyrouth, mai 1970. Paris : Secrétariat Général de la Conférence Mondiale des Chrétiens pour la Palestine)

 

(c) Mohammed Taleb