Ouvrir les sciences sociales,
rapport de la Commission Gulbenkian [1996]
Ouvrir les sciences sociales, rapport de la Commission Gulbenkian
Paris, Éditions Descartes & Cie, 1996, 117 pages.
Traduit de l'américain par Jean-Michel et Sophie Blanquer
La Commission Gulbenkian pour la restructuration des sciences sociales a été établie à Lisbonne, au Portugal, au mois de juillet 1993, sous la direction du professeur Immanuel Wallerstein, qui dirigeait le Fernand Braudel Center for the Study of Economies, Historical Systems and Civilizations, a été professeur de Sociologie, à Binghamton University, et président de l'Association internationale de Sociologie. Il est considéré comme l’un des plus fins analystes du capitalisme en tant que « système historique ». Comptant neuf autres chercheurs, parmi lesquels le chimiste Ilya Prigogine et le philosophe Dominique Lecourt, cette commission a élaboré un ensemble de recommandations visant à élargir les sciences sociales en leur conférant de nouvelles responsabilités intellectuelles, méthodologiques, sociales, culturelles et politiques. Son objectif s'inscrit explicitement dans le cadre du nouveau paradigme scientifique actuel, libérant ainsi la pensée scientifique des contraintes du scientisme et du positivisme. La Commission aspire clairement à un « réenchantement du monde », non pas dans un sens mystique, mais en appelant à abolir les frontières artificielles entre les êtres humains et la nature, reconnaissant qu'ils font partie intégrante d'un univers unique façonné par l'évolution temporelle. De plus, le projet se revendique du « mouvement transdisciplinaire ». Le texte de la Commission relate l'évolution historique des sciences sociales, depuis son alignement sur le programme positiviste du XIXe siècle jusqu'à l'émergence d'une critique émanant des chercheurs non occidentaux ou d’occidentaux. Critiques. Ce travail soulignait que l'universalisme supposé des sciences sociales masquait leur caractère essentiellement occidentalocentré. Les auteurs de la Commission posent comme défi pour les sciences sociales contemporaines la promotion d'un universalisme pluraliste, en même temps qu’un dialogue avec les sciences de la nature. En voici un extrait :
« L'Homme et la nature
Les sciences sociales ont évolué vers un respect croissant de la nature au moment même où les sciences naturelles progressaient dans le sens d'une perception de l'univers comme instable et imprévisible, et donc le conçoivent comme une réalité active, et non comme un automate sujet à la domination des humains, qui seraient de quelque façon situes en dehors de la nature. Les convergences entre sciences naturelles et sociales deviennent plus importantes, à tel point que l'on peut voir les deux traiter des systèmes complexes, dans lesquels les développements futurs sont les résultats de processus temporels irréversibles.
Quelques chercheurs en sciences sociales ont répondu aux récentes découvertes en matière de génétique comportementale, en appelant à une orientation plus biologique des sciences sociales. Certains ont même ressuscite les idées de déterminisme génétique sur la base d'inférences à partir du projet sur le génome humain. Nous pensons que prendre ce chemin représenterait une erreur grave et un recul pour les sciences sociales. Nous avons le sentiment que la principale leçon des développements récents dans les sciences naturelles est plutôt qu'il faut prendre plus que jamais au sérieux la complexité des dynamiques sociales.
Les utopies sont prises en considération par les sciences sociales, ce qui n'est pas vrai pour les sciences naturelles, et les utopies doivent bien sûr être fondées sur des tendances existantes. Bien que nous soyons assurés maintenant qu'il n'y a pas de certitude future, et qu'il ne peut y en avoir, des conceptions du futur peuvent cependant influencer la façon dont les humains agissent dans le présent. L'Université ne peut s'abstenir du débat dans un monde où, la certitude étant exclue, le rôle de l'intellectuel change forcément et l'idée d'un scientifique neutre est sévèrement remise en question, comme nous l'avons illustre. Les conceptions de l'utopie sont liées aux idées d'un progrès possible, mais leur réalisation ne dépend pas simplement de l'acheminement des sciences naturelles comme beaucoup le pensaient auparavant, mais plutôt de l'accroissement de la créativité, de l'expression de soi dans ce monde complexe.
Nous venons d'un passé social de certitudes conflictuelles, qu'elles soient reliées à la science, à l'éthique, aux systèmes sociaux, pour arriver dans un présent de questionnement considérable, incluant même le questionnement sur la possibilité intrinsèque des certitudes. Peut-être assistons-nous à la fin d'un type de rationalité qui n'est plus approprié à notre temps. L'accent que nous appelons de nos vœux doit être porté sur le complexe, le temporel, instable, qui correspond de plus en plus à un mouvement transdisciplinaire qui gagne en vigueur. Il ne s'agit en aucun cas d'un appel à l'abandon du concept de rationalité substantive. Comme Whitehead le dit si bien, le projet qui reste central aussi bien pour ceux qui étudient la vie sociale humaine que pour ceux qui étudient la nature est l'intelligibilité du monde : « Pour former un système d'idées générales qui soit nécessaire, logique, cohérent et en fonction duquel tous les éléments de notre expérience puissent être interprètes. » (A. N. Whitehead, Procès et réalité, Gallimard, 1995, p. 44.)
Dans le choix des futurs possibles, les ressources représentent au plus haut point une question politique, et la demande d'une participation étendue dans la prise de décision est mondiale. Nous invitons les sciences sociales à s'ouvrir elles-mêmes à ces questions. Il ne s'agit cependant en aucun cas d'un appel, comme ce qui fut fait au XIXe siècle, pour une physique sociale. Il s'agit plutôt de reconnaître que, bien que les explications que nous pouvons fournir sur la structuration historique de l'univers naturel et de l'expérience humaine ne soient certainement pas identiques, elles sont non-contradictoires et reliées dans les deux cas à l'évolution. Au cours des deux cents dernières années, le monde réel a imposé à l'activité intellectuelle des questions politiques courantes, pressant les chercheurs de définir certains phénomènes particuliers comme étant universels en raison de leurs implications pour la situation politique immédiate. Le problème est de déterminer comment échapper aux contraintes passagères du contemporain pour aboutir à des interprétations de la réalité sociale plus utiles et plus durables à long terme. Dans les nécessaires différenciation et spécialisation des sciences sociales, nous avons peut-être accordé une trop faible attention à un problème social général résultant de la création de savoir : comment ne pas creuser un fossé entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ?
La responsabilité d'aller au-delà de ces pressions immédiates ne revient pas uniquement à ceux qui travaillent dans les sciences sociales ; elle échoit aussi aux bureaucraties intellectuelles - administrateurs d'université, associations de chercheurs, fondations, agences gouvernementales - en charge de l'éducation et de la recherche. Il nous faut reconnaître que les principales questions que pose une société complexe ne peuvent erre résolues en les décomposant en petites parties qui semblent faciles à maîtriser analytiquement, mais plutôt en tentant de traiter ces problèmes, de traiter les hommes et la nature dans leur complexité et leurs interrelation. » (pp. 74-75)