Rabindranath Tagore Un passeur de sens et un fils du Bengale

Surnommé le « Goethe de l’Inde » par le médecin humaniste Albert Schweitzer, Rabindranath Tagore est né le 6 mai 1861. Originaire du Bengale, cet Indien, lauréat du prix Nobel de littérature en 1913, peut être rattaché, sans nul doute, à cette lignée de femmes et d’hommes universels, de Léonard de Vinci à Simone Weil, de William Blake à Tolstoï, en passant par Khalil Gibran. Cette universalité ne tient pas seulement à la multiplicité des champs d’expérience et de connaissance qu’il a explorée (poésie, roman, peinture, musique, éducation, politique, philosophie, spiritualité…) ; elle est aussi l’expression de son esprit de voyageur culturel et même transculturel. Rabindranath Tagore fut à la fois un passeur d’Orient et un passeur de sens. Le professeur d’origine palestinienne, Edward Said plaçait donc tout naturellement notre écrivain indien dans la lignée de ces « grands artistes nationalistes de la décolonisation et du nationalisme révolutionnaire » (1), citant Senghor, Neruda, Vallejo, Césaire, Faiz, ou encore Darwish.

Mais s’il appartient au meilleur de l’humanité, Rabindranath Tagore est aussi un fils du Bengale, quatorzième enfant d’une famille aisée. Très jeune, sa conscience se fait écologique, et selon son témoignage, il a expérimenté les souffles de vie de la Nature, la présence divine dans les arbres, les rochers, les fleurs, les nuages, les hautes montagnes, les océans. Il n'était pas un spectateur de l'environnement, homme face au cosmos. Il voyait très souvent son père méditer, assis au pied d'un banyan, dans leur domaine de Santiniketan. Au cours de ces expériences, il éprouvait en lui cette Nature. Dans son recueil de poèmes Gîtâñjali, traduit par André Gide et publié sous le titre L'offrande lyrique, il écrivait (2):

 

Le même fleuve de vie qui court à travers mes veines nuit et jour court à travers le monde et danse en pulsations rythmées.

C’est cette même vie qui pousse à travers la poudre de la terre sa joie en innombrables brins d’herbe, et éclate en fougueuses vagues de feuilles et de fleurs.

C’est cette même vie que balancent flux et reflux dans l'océan- berceau de la naissance et de la mort.

Je sens mes membres glorifiés au toucher de cette vie universelle.

Et je m’enorgueillis, car le grand battement de la vie des âges, c’est dans mon sang qu’il danse en ce moment. 

 

Ailleurs dans son Sadhana, le poète rappelait que si son pays avait, au cours de sa longue histoire, choisi comme lieu de pèlerinage « des lieux où la nature présentait une beauté, une splendeur particulière » (3), c'était d'abord pour « que la pensée pût y sortir de son horizon de nécessités étroites et sentir qu'elle a sa place dans l'infini » (4). Il suffit de s’intéresser aux projets éducatifs dans lesquels il s'est lancé pour comprendre qu’il ne s’agit pas pour lui d’abstractions. Notons ainsi la fondation d'une école à Santiniketan en 1901, de l'université Visva-Bharati en 1921, et même d'un Institut pour la reconstruction et le développement rural en 1922. Les tapavana, c'est-à-dire les anciens ermitages des forêts, lieux d'enseignement des ascètes de l'Inde, les rishis, étaient ses sources d'inspiration. En 1906, dans un article intitulé « De l'éducation et ses problèmes » (5), Rabindranath Tagore donnait quelques indications sur son projet éducatif et en particulier sur la relation entre éducation et écologie, même si, pour des raisons évidentes, ce dernier mot n'était pas utilisé. Afin d'éviter, disait-il, que l'école ne devienne une « usine » diffusant un « savoir manufacturé » et fabriquant des « robots », il était nécessaire d'ancrer le processus de transmission des savoirs dans un contexte naturel.

 

Mais le secours de la nature nous est indispensable pendant notre croissance et avant d'être immergés jusqu'au cou dans le tourbillon des affaires du monde. Arbres et rivières, ciels bleus et beaux horizons nous sont aussi nécessaires que les bancs et les tableaux noirs, les livres et les examens.

Depuis les temps anciens, notre esprit indien s'est développé au contact intime et constant de la nature, et l'aspiration à l'unification avec les âmes animales et végétales a toujours été inhérente à l'âme indienne. Les jeunes ermites de l'Inde de jadis chantaient :

Devant le Dieu qui réside dans le feu et dans l'eau, dans les arbres et les plantes,

Immanent en ce monde et dans tout l'Univers,

Nous nous inclinons, nous nous inclinons.

Les quatre éléments, terre, eau, air et feu forment un tout et sont pleins de l’Âme universelle.

 

Cet extrait nous indique à la fois ce contre quoi Rabindranath Tagore s’engage (la robotisation de l’humain) et ce à quoi il aspire (une éducation qui réconcilierait nature et culture). Il s’agit là de la clé de voûte de sa philosophie. C’est moins la technique qu’il dénonce que le processus de technicisation de notre relation au réel. On comprend mieux son éloge de la beauté, des harmonies. Le sens esthétique (qui ne se confond pas avec un esthétisme purement formel ou académique) permet l’accomplissement de la vocation humaine, tandis que le développement d’une technique non maîtrisée ouvre la porte à des périls.

Note :

1) E. Said, « Yeats et la décolonisation », In Nationalisme, colonialisme et littérature (p. 69-93), Villeneuve-d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1994, p. 73.

2) R. Tagore, L'Offrande lyrique, Paris, Gallimard, 2006, p. 104.

3) O. Aslan, Rabindranath Tagore, Paris, Pierre Seghers, 1963, p. 183.

4) Ibid., p. 183.

5) R. Tagore, Vers l'homme universel, Paris, Gallimard, 1964, p. 85.

 

(c) Mohammed Taleb