L’Arbre révolutionnaire en Inde.

L’expérience des femmes de Chipko

Encore aujourd’hui, Chipko est un nom qui résonne avec force dans la conscience écologique indienne. Symbole d’une lutte emblématique des années 1970 dans le Nord de l’Inde, ce mouvement est resté célèbre tant pour l’enjeu du combat — dénoncer la déforestation — que pour la forme inédite de la résistance qu’il a inaugurée. Chipko signifie « étreindre, enlacer » en hindi. Durant le mouvement, des habitantes et habitants de l’État de l’Uttarakhand (anciennement intégré à l’Uttar Pradesh jusqu’en 2000), notamment des femmes, se sont interposés entre les arbres et les bûcherons, en entourant les troncs de leurs bras pour empêcher leur abattage. L’événement fondateur eut lieu en avril 1973, dans le village de Mandal, au sein de la vallée d’Alaknanda, dans la région de Garhwal. Là, des villageois s’opposèrent à la logique extractiviste et à la marchandisation des forêts communautaires.

Le caractère gandhien et non violent de la mobilisation, ainsi que la participation massive des femmes, sont parmi les traits marquants de cette lutte populaire des contreforts de l’Himalaya. Elle déboucha sur plusieurs victoires, dont un moratoire de quinze ans sur l’abattage des arbres dans la région. La forme de résistance — l’étreinte des arbres — a essaimé dans d’autres États de l’Inde, puis dans plusieurs pays du Sud et du Nord. Structuré de manière démocratique, le mouvement a vu émerger des figures notoires comme Sunderlal Bahuguna et son épouse Vimla. Ancien militant de l’indépendance, Sunderlal s’est par la suite engagé pour la préservation des forêts himalayennes, puis contre les grands barrages sur le Gange et le Bhagirathi. Il interrompit sa militance active en 1995, à la suite d’un drame : un accident de bus ayant coûté la vie à de nombreux militants venus le soutenir. Il attribua la responsabilité de cette tragédie aux autorités gouvernementales.

Mais au-delà de l’événement politique, la force symbolique du mouvement Chipko réside aussi dans la place donnée à l’arbre. En tant qu’être vivant, l’arbre est le pilier du lien entre les communautés humaines et les équilibres écosystémiques. Dans de nombreuses traditions spirituelles de l’Inde, l’arbre est un médiateur entre le ciel et la terre, une expression du vivant cosmique, enraciné dans la mémoire et les pratiques agroécologiques des peuples forestiers. Étreindre un arbre, ce n’est pas seulement le protéger d’une tronçonneuse : c’est affirmer la continuité entre le corps humain, le sol nourricier et la vie en harmonie avec la nature. C’est aussi dire non à l’arraisonnement du monde par les logiques économiques qui transforment les forêts en bois mort.

Dans son étude pionnière sur Chipko, Shobita Jain, alors assistante de recherche à l’Université Jawaharlal Nehru de New Delhi, soulignait combien le rôle des femmes dans cette lutte fut décisif. En défendant les arbres, elles défendaient en réalité les conditions matérielles de la vie communautaire, mais aussi leur propre place dans la société. Cette mobilisation féminine a révélé un double enjeu : préserver les équilibres écologiques et contester les rapports sociaux de genre. Le mouvement se voulait à la fois conservateur (protéger un ordre écologique ancestral) et transformateur (remettre en cause la marginalisation des femmes dans les sphères décisionnelles locales). Cette tension apparente est en fait la manifestation d’un agir politique profondément enraciné dans le réel, qui ne sépare pas la nature de la culture, ni la spiritualité de l’engagement social.

C’est pourquoi le mouvement Chipko ne saurait être réduit à une simple campagne environnementale localisée. Il s’inscrit dans le cadre plus large des résistances multiformes — sociales, politiques, culturelles et parfois armées — d’une société indienne malmenée par un modèle de développement économiciste, socialement insoutenable, écologiquement destructeur et porteur d’une occidentalisation insidieuse de l’imaginaire collectif. Loin d’un folklore écologiste, Chipko témoigne d’une volonté de souveraineté culturelle, d’un refus de l’uniformisation des modes de vie, et d’une aspiration profonde à une justice écologique enracinée dans les territoires et les traditions vivantes. Dans ce combat, les femmes de Chipko se dressent comme les gardiennes d’un monde en péril, et les pionnières d’un avenir à réinventer.

 

 

Sources :

Les femmes défendent les arbres - Leur rôle dans le mouvement Chipko, de Shobita Jain (1982), http://www.fao.org/3/r0465f/r0465f03.htm

Guy Barthélemy, Chipko : sauver les forêts de l'Himalaya, Paris, L’Harmattan, 1982