Carl Gustav Jung, explorateur de l’âme, par Mohammed Taleb
Il existe de nombreuses portes pour entrer dans la pensée du psychologue suisse Carl Gustav Jung (1875-1961). Quelle qu’elle soit, « âme » est un des mots de passe, car celle-ci est le sésame de l’une des philosophies les plus puissantes du XXe siècle. L’exploration jungienne de l’âme, littéralement transdisciplinaire, se fonde sur une rationalité ouverte, accueillant la vérité des poètes, visionnaires, artistes, mystiques. En prenant le langage des Grecs, Jung entrelace les concepts du logos et les images du mythos. C’est cette double dimension, rationnelle et métarationnelle, qui explique la difficulté à saisir toutes les nuances de sa pensée. Si elle prend appui sur l’étude des textes philosophiques et religieux, des grandes œuvres esthétiques, issus du patrimoine de l’humanité, sa recherche tire aussi partie de ce qui surgit de cette materia prima subtile et volatile constituée des rêves et des visions, ceux de ses patients, et les siens.
Il ressort de cette tension entre l’approche rationnelle, et le labeur imaginatif et intuitif, une réflexion monumentale sur l’âme. Elle est réflexion personnelle et engagement éthique. Militant de l’âme, il s’agit pour Jung de résister. Dans une conférence prononcée à Vienne en 1931, il déclarait : « La conviction moderne de la primauté du physique conduit en dernière analyse à une psychologie sans âme, c’est-à-dire à une psychologie où le psychique ne saurait être autre chose qu’un effet biochimique ». C’est contre ce réductionnisme qu’il entre en rébellion. Pour notre psychologue – qui fut un temps le principal disciple du médecin autrichien Sigmund Freud (1856-1939) –, le défi est double : refuser l’équation qui identifie le réel au matériel, et réhabiliter la réalité de l’âme.
L’INTROSPECTION DE SA PSYCHÉ
L’âme joue un rôle essentiel dans la nature profonde de l’humain, en tant qu’elle est médiatrice entre l’esprit et le corps. D’autre part, elle s’identifie à la nature psychique même de l’humain, sa psyché tout entière, c’est-à-dire non réduite à la conscience rationnelle. L’âme est cette totalité polymorphe qui lie notre « petite » conscience (« âme consciente ») et l’inconscient (« âme inconsciente »), dont on ne dira jamais assez qu’il est infini. Mais, l’exploration de l’« âme inconsciente » se révèle quasiment impossible pour la rationalité discursive. Ici, les ressources de l’« imagination active » sont requises. Jung fait ainsi dialoguer le logos et le mythos, le concept et l’image. C’est ainsi qu’il a pu donner une cohérence à sa quête de sens, à l’introspection de sa psyché. Le meilleur témoignage de cette « autopsychologie des profondeurs » est certainement Le Livre Rouge, rédigé entre 1914 et 1930, qui rassemble ses visions, rêves et dialogues intimes, et édité pour la première fois en 2009 ! Il y a décrit, quasiment dans la clandestinité, ses périples intérieurs, arpentant « le chemin qui mène aux champs éternellement fertiles de l’âme ». Et nous invite aux « retrouvailles avec l’âme ».
Pourquoi parler de psychologie « romantique » à propos de la psychologie jungienne ? Quels rapports entre la quête de l’âme, le romantisme et Jung ? Véronique Liard, professeur d’études germaniques à l’université de Bourgogne à Dijon, a souligné, dans son ouvrage Carl Gustav Jung. Kulturphilosoph (Presses Université Paris-Sorbonne), l’importance de son ancrage au sein du tissu culturel allemand, et, en particulier, de la filière romantique. Elle cite un texte de Jung, paru en 1935, où il assume la filiation. La reconnaissance de l’âme est pour lui ce qui fonde cette proximité : « Le parallélisme avec mes conceptions psychologiques justifie que l’on qualifie mes idées de « romantiques ». Une étude correspondante dans le domaine philosophique justifierait également ce qualificatif, car toute psychologie qui connaît l’âme en tant qu’expérience vécue est dans le sens “romantique” et “alchimique”. »
C. G. Jung, héritier de Paracelse
Si Jung est un romantique, il est aussi un fils de Paracelse (1491-1541), ce génial médecin et alchimiste suisse qui fut, en son temps, un « rebelle » pour prendre une belle formule de l’historien de la médecine Robert Delavault. Dans l’émouvante biographie qu’il a rédigée – Paracelse : Portrait d’un rebelle –, il écrit : « Vient un jour où Théophraste (Paracelse) se rend à Zurich, invité par les étudiants, curieux de le connaître. En ce début du XVIe siècle, où les esprits sont fortement agités, cette jeunesse découvre un souffle nouveau. Elle s’éveille au désir de liberté jusqu’alors étouffée sous le joug de la cléricature et des scolastiques (...). Et maintenant, ce médecin de Bâle qui secoue la routine, s’insurge contre un enseignement de tradition, sclérosé... » On comprend mieux les raisons de la proximité entre nos deux suisses. La défense de l’âme, son intégration dans tout processus thérapeutique, la méditation sur la présence dans la nature vivante de l’âme du monde, sont autant de motifs pour dire que Jung s’inscrit dans l’héritage paracelsien. La preuve définitive est fournie par l’attention que Jung porta, en plein XXe siècle, à l’alchimie. Comme l’a souligné sa collaboratrice et amie, Marie-Louise von Franz, notamment dans Alchimie et imagination active, l’alchimie de Paracelse – et de son disciple belge Gérard Dorn (1530-1584) – est une œuvre matérielle, pour transformer le plomb en or, et une œuvre dans les profondeurs de l’âme, pour atteindre le soi. L’alchimie et l’individuation sont les termes d’un même mouvement vers la conscience la plus haute de l’âme. Récemment, Bertrand de la Vaissière a proposé, dans Le Travail des rêves en psychothérapie analytique jungienne, les clés d’une psychothérapie alchimique. Pour lui, le symbolisme alchimique est d’une grande fertilité pour décrire les événements de la vie de l’âme. ●
POUR ALLER PLUS LOIN
■ Carl Gustav Jung, Psychologie et philosophie (Albin Michel, 2013).
■ Carl Gustav Jung, Sur les fondements de la psychologie analytique (Albin Michel, 2011).
■ Le vocabulaire de Jung, sous la direction de Aimé Agnel (Ellipses, 2005).