Habiter la Terre en poète. Une méditation
Comme l'ensemble des vivants, les humains ne cheminent pas seulement sur les routes du temps. Ils s'inscrivent aussi dans les architectures de l'espace. La physique contemporaine, heureusement, a rompu avec la conception qui régnait depuis le 17ème siècle et qui faisait du temps et de l'espace des absolus étrangers l'un à l'autre ; et cela au profit d'une notion unitaire, celle de l'espace-temps. Cette notion ne doit pas être comprise comme la simple juxtaposition de l'espace et du temps, mais bien comme une composition, une symphonie, un entrelacement. La relation qui se noue entre eux, depuis le Big Bang, est une relation à ce point organique que le temps tend à se spatialiser, l'espace, lui, aspirant à se couler dans des catégories temporelles. Il y a une belle vérité dans cette unité de mesure de l'infiniment grand qu'est l'année-lumière : elle nous donne simultanément la mesure du temps et la mesure de l'espace. De même que le cadran solaire, qui mesure le temps à travers le déplacement dans l'espace d'une ligne entre ombre et lumière.
Une fois posées ces considérations générales, il devient légitime d'interroger à nouveaux frais une maxime cardinale de la tradition romantique allemande. Dans En bleu adorable, écrit en 1823, Friedrich Hölderlin (1770-1884) rapporte cette révélation : « Riche en mérites, poétiquement toujours, sur terre habite l’homme » (Hölderlin, 1967, p. 939). Ces quelques mots suscitèrent une extraordinaire et intense réflexion dans le monde philosophique, ce qui atteste que la poésie peut aussi être porteuse d'un questionnement de nature métaphysique. En Éducation relative à l'Environnement aussi, la parole de Hölderlin fut méditée, notamment dans le beau livre du Groupe de Recherche en Ecoformation (GREF) consacré à la Terre : Habiter la Terre. Ecoformation terrestre pour une conscience planétaire. Dans l'une des préfaces, le géographe Michel Lussault pose la problématique qui sera la substance de mon étude. Après avoir rappelé la richesse des commentaires de la parole hölderlinienne, effectués par Martin Heidegger et Henri Lefebvre, il questionne et ouvre un horizon :
Que faisons-nous de l'espace ? Nous l'habitons, et c'est justement pour cela qu'il nous concerne et nous implique. L'habiter nous fait sortir des hiérarchies excessivement déséquilibrées au profit de l'environnement, ou des férules des structures sociales, tout autant que des visions qui, dans une perspective inverse, dressent l'individu en Sujet souverain rencontrant parfois la contingence des « choses » (…) Mettre l'accent sur l'habiter nous fait (...) passer d'une morale du « chacun pour et chez soi » à une éthique de l'espace qui paraît désormais indispensable. Celle-ci peut s'énoncer en termes simples : habiter le Monde sans le rendre pour d'autres, pour tous les autres, et pour soi-même parmi eux, inhabitable, tel est l'enjeu de l'action individuelle et donc collective contemporaine. (Lussault, 2005, p. 19)
Si Michel Lussault insiste, ici, sur la dimension spatiale de l'habiter, il n'en n'oublie pas la dimension temporelle, rappelant dans le même texte que « rien dans l'espace et la spatialité n'échappe à la société et à l'historicité » (Lussault, 2005, p. 19). Ce qui est donc en jeu dans ce interrogation est tout simplement la continuation de l'existence humaine sur terre ; il est vrai que le risque est grand de voir advenir un monde « inhabitable » pour tous. La gravité de la crise socio-écologique planétaire vient rappeler que ce risque se conjugue déjà au présent, et non plus aux hypothétiques possibilités du futur. Dénoncer cette inhabitabilité du monde, et rendre le monde habitable est d'ailleurs la raison profonde des actes de l'Éducation relative à l'Environnement.
Mais, si nous avons tant besoin d'une « éthique de l'espace » pour habiter le monde, encore faut-il être conscient qu'il y a plusieurs façons de le faire, cette opération existentielle - l'habiter - étant loin d'être neutre. Je montrerais plus loin que certaines de ces façons sont des contrefaçons et que ce qu'elles nous proposent est d'habiter un espace sans saveur, sans couleur, sans âme, un espace mort.
Revenons à Friedrich Hölderlin. « Riche en mérites, poétiquement toujours, sur terre habite l’homme ». La compréhension de cette parole suppose une triple intelligibilité, celle de l'habiter, de la poésie et du monde. Une saisie intuitive peut nous conduire à établir un rapport d'identité entre le monde que nous devons poétiquement habiter et cet espace-temps qui est, pour tous les vivants, le contexte primordial et indépassable dans lequel nous nous mouvons. Ainsi, par delà les déterminations physico-biologiques de notre existence, il serait possible d'habiter poétiquement l'espace-temps... Par une autre saisie, également intuitive, il est possible d'envisager la thèse suivante : si l'humain peut poétiquement habiter notre espace-temps, et si nous prenons au sérieux l'adverbe de la maxime, « poétiquement », c'est qu'il y a, en ce monde, des dimensions qui échappent à la mesure quantitative, et qui, précisément, autorisent et permettent cette manière singulière d'être-au-monde. Dès maintenant, nous devons relever l'universalité de ce débat. Si le romantique allemand articule le poétique et l'habiter, la langue arabe désigne, pour sa part, avec le même terme, bayt, et le vers du poème et l'habitat... Ces convergences nous renseignent, me semble-t-il, sur cette assise poétique de l'humain dans son geste d'habitation du monde...
(Mohammed Taleb)
Hölderlin, Friedrich (1967). Œuvres. Paris : Gallimard.
Lussault, Michel (2005). Préface. Gaston Pineau, Dominique Bachelart, Dominique Cottereau et Anne Moneyron ( sous la direction de), Habiter la terre - Écoformation terrestre pour une conscience planétaire. Paris : L’Harmattan, Collection Écologie & Formation