Toshihiko Izutsu, ou le défi de la rencontre du zen et de l'islam
Le dialogue des traditions religieuses a toujours représenté pour moi un espace de travail. Bien sûr, le dialogue islamo-chrétien est important, parce que le christianisme est, historiquement, la religion qui domine en Europe. Mais, il m'a semblé nécessaire d'explorer également le champ du dialogue de l'islam avec les autres religions et traditions issues de l'Orient, comme le bouddhisme, le taoïsme, le confucianisme, le shintoïsme. Ce dialogue, dans mon esprit, devait répondre à deux exigences. La première, d'ordre métaphysique, est celle d'une rencontre entre des voies de réalisation spirituelle, des chemins de connaissance de l'Un, de la divinité, du principe. Je me souviens de cette exhortation du Prophète Mohammed à rechercher la science, jusqu'en Chine s'il le fallait ! Le seconde exigence, pour un tel dialogue Orient-Orient, relève de l'ordre historique et politique : faire en sorte que les prochaines années et décennies ne sombrent pas dans un choc des civilisations...
Dans le cadre d'un dialogue spécifique avec le bouddhisme, conduit à l'Institut Karma Ling dans les années 2000, j'osais une comparaison avec le mouvement des Non-Alignés, né lors de la célèbre conférence qui eut lieu en 1955 à Bandung, en Indonésie, et qui lança le mouvement afro-asiatique, bientôt rejoint par l'Amérique du Sud. Je parlais ainsi de la nécessité d'un non-alignement métaphysique, qui refuserait les diktats de la « modernité capitaliste ».
Mais, appeler au dialogue est largement insuffisant, et c'est pourquoi je regrette que dans beaucoup de manifestations interreligieuses, ce à quoi nous assistons est bien plus une juxtaposition de pieuses paroles religieuses. L'enjeu, me semble-t-il, est que les protagonistes-partenaires de ces dialogues soient en mesure de saisir les lignes de force de la tradition de l'autre. D'autant plus que l'objectif ultime de ces dialogues est moins de faire converger ces traditions que rendre visibles les singularités de chacune. Dit autrement, il nous faut aller de la juxtaposition à une véritable connaissance mutuelle partagée. En termes néoplatoniciens, et coraniques aussi, je dirais que l'unité n'appartient qu'à Dieu, et c'est pourquoi ce qui émane de Lui - Sa création, notre cosmos, nos existences - est frappé du sceau de la diversité. Celle-ci n'est pas un mal qu'il faudrait résorber, mais le signe d'une miséricorde. C'est une proclamation du Coran : « Si Allâh l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté. Mais il a voulu vous éprouver par le don qu’Il vous a fait. Cherchez donc à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions. Votre retour, à tous, se fera vers Allâh ; Il vous éclairera , alors, au sujet de vos différents » (5, 48).
C'est dans ce contexte que j'ai découvert le travail du Japonnais Toshihiko Izutsu (1914-1993). Ce professeur a enseigné à l'Institut des études culturelles et linguistiques à l'Université de Keio, à Tokyo, à l'Académie impériale iranienne de philosophie, à Téhéran (Chaire de philosophie orientale comparative), et à l'Université McGill (Chaire de philosophie islamique), à Montréal, au Canada. Son grand mérite est qu'il fut un maître dans le domaine du dialogue entre la trajectoire zen du bouddhisme et l'islam. Lors du deuxième conflit mondial, il sera interprète pour les langues d’Asie centrale et en arabe. Profondément bouddhiste lui-même, par héritage familial et par conviction, il a largement contribué, au 20ème siècle, à l'approfondissement de la connaissance nipponne de la tradition musulmane, améliorant notamment la traduction en japonais du Coran. A ma connaissance, il n'y a de lui, en langue française, que deux œuvres. La première est un livre paru en 1980, Unicité de l'existence et création perpétuelle en mystique islamique. Ouvrage exceptionnel qui, non seulement, permet d'entrer dans la compréhension d'un thème majeur de l'écologie sacrée de l'islam, à savoir le renouvellement de la création (tajdid al-khalq), mais qui ouvre aussi à une intelligibilité des parentés entre les visions islamiques, zen et taoïstes. Ibn 'Arabi et Dogen, Haydar Amoli et Lao Tzu sont convoqués ensemble pour participer à une itinérance philosophique dans l'unité de l'existence, sur les chemins de l'Absolu.
La seconde œuvre de Toshihiko Izutsu, « Nature et conscience dans les philosophies orientales », est le texte de son allocution prononcée lors du célèbre colloque organisé en 1979 dans la cité arabo-espagnole de Cordoue, et cela à l'initiative de France Culture et de Michel Cazenave, « Science et conscience. Les deux lectures de l'univers ». Cet événement fut le début d'un formidable processus qui s'est traduit par la tenue de plusieurs manifestations (colloques, congrès, livres, déclarations et manifestes), sur tous les continents, manifestations lors desquelles furent mises à l'honneur les nouvelles valeurs éthiques, écologiques et scientifiques dont notre monde a besoin pour guérir ses blessures. Ces manifestations vont largement participer au développement des nouveaux paradigmes scientifiques, de la transdisciplinarité, de la conscience environnementale et du dialogue des cultures, des civilisations et des spiritualités. Plusieurs personnalités de renom participèrent au colloque de Cordoue, comme les physiciens David Bohm, Olivier Costa de Beauregard, Hubert Reeves, Fritjof Capra, des anthropologues et psychologues comme Gilbert Durand, Pierre Solié, James Hillman.
Dans son beau livre La science et l'âme du monde, Michel Cazenave revenait sur cette aventure en explicitant l'importance de cette valeur qu'est la complémentarité des formes de savoirs : « Essayer d'explorer les voies par lesquelles, un jour peut-être, l'homme pourrait se réconcilier avec lui-même, réunir dans une grande gerbe la puissance de sa raison et la profondeur de son âme, - et tendre à une harmonie de ses différentes fonctions, qui prendrait la relève de cette guerre civile permanente dont il est le théâtre au plus intime de son être. » (p. 12). Dans sa conférence, notre éminent philosophe et islamologue japonais aborda les grands thèmes de l'écologie et de la psychologie spirituelle vues de l'Orient : les cinq éléments, la spiritualisation de la matière, le dépassement de l'ego vers la conscience cosmique. Et toujours, Toshihiko Izutsu situait son propos dans une perspective confluente des sagesses philosophiques de l'Orient. Ainsi, à propos de l'Islam, il a rappelé l'intimité, l'organicité et l'unité essentielle qui caractérisent l'Existence, de la transcendance divine à la matière la plus concrète. « Se fondant sur tout ce qui lui avait été révélé dans ses propres expériences contemplatives, Ibn 'Arabi a soutenu que le Rien métaphysique est animé d'une tendance irrésistible qui l'incite constamment à s'automanifester dans des stades successifs. Le premier des stades de cette évolution automanifestante est appelé wahidiyah, ou « Unicité synthétique » de l'Etre. C'est à ce stade que l'Existence-quâ (Rien) se transforme en Existence-Conscience, une conscience universelle, non phénoménale, qu'Ibn ‘Arabi, en tant que penseur musulman, identifie avec la Conscience divine ou l'autoconscience de Dieu (…) La matière, située au degré le plus bas de la structure hiérarchique de l'Existence et qui se compose de quatre éléments, - le feu, l'eau, l'air et la terre – n'est donc pas, dans la conception d'Ibn ‘Arabi, « matérielle » au sens propre du mot ; elle est plutôt spirituelle en ce qu'elle est une forme, du degré ontologique le plus bas peut-être, mais où se manifeste néanmoins la Réalité divine. Rien dans ce monde empirique, nous dit Ibn ‘Arabi, n'est inanimé. Tout y est animé, animé d'une « âme ». Le monde entier est saturé de vie, puisqu'il est un reflet de la conscience divine ». (pp. 363- 364) De beaux enseignements qui nous viennent de la patrie du Soleil levant.
De Toshihiko Izutsu
Unicité de l'existence et création perpétuelle en mystique islamique. Paris : Les Deux Océans, 1980.
Nature et conscience dans les philosophies orientales. In Michel Cazenave (sous la direction de), Science et Conscience. Les deux lectures de l'univers (pp. 353-368). Paris : France Culture/Stock, 1980.
Autre livre
Michel Cazenave, La science et l'âme du monde. Paris : Albin Michel, 1996.
(c) Mohammed Taleb