Cinq thèses de l’écologie révolutionnaire des peuples du Sud
Les cinq thèses présentées ci-dessous sont d'une certaine façon un condensé des orientations politiques, philosophiques, éthiques et spirituelles des grands mouvements de la résistance socio-écologique des peuples du Sud, et notamment, des mouvements éco-paysans, des peuples autochtones, des mouvements de libération nationale, des réseaux tricontinentaux et « plurireligieux » de la théologie de la libération.
1ère thèse. Procéder à la délégitimation du développement durable
Même si l'idéologie du « développement durable » exerce une énorme pression sur les sociétés du Sud, elle ne peut prétendre au monopole en matière d'idées et d'alternatives. Beaucoup l'ont montré : le développement durable correspond à un réaménagement formel de la civilisation capitaliste. La durabilité envisagée n'est pas celle de l'environnement, mais celle de l'économie libérale de marché. Et pour que cette dernière dure le plus longtemps possible, il devient nécessaire pour elle d'intégrer le paramètre environnemental, en tant que contrainte. Cette approche véhicule une représentation technocratique et « économiciste » de l'environnement. Elle est aussi étroitement « ressourciste ». En effet, l'environnement naturel qui nous entoure n'est qu'un ensemble de matières premières, qu'un stock de ressources. La seule relation que le développement durable propose avec cet environnement est celle de la « gestion ». Dit autrement, le développement durable n'est pas une réponse sérieuse à la crise socio-écologique. Au contraire, il fait partie du problème. Heureusement, nous connaissons d'autres modes d'organisation sociale et de valeurs, comme, pour l'Amérique afro-latino-indienne, le buen vivir, le Sumak Kawsay de la langue quechua, ou encore le Suma Qamana de l'aymara, expressions qui renvoient à la notion de « plénitude ». En réalité, toutes les cultures de l'humanité sont porteuses de visions écologiques et de socialités alternatives.
2ème thèse. Reconnaître la lutte des classes qui traverse l'écologie
Si en Occident, l'écologie, dans le sillage du développement durable, est largement prise en charge par les classes moyennes aisées, dans les pays du Sud, elle est essentiellement l'affaire des prolétaires de la terre, des paysans sans terre, des peuples autochtones, des dépossédés, des « réfugiés climatiques », de ces centaines de millions de personnes qui survivent dans ces no man's land sociaux, culturels, et psychiques que sont les zones périphériques des grandes métropoles du Sud, du Caire à Sao Paulo, de Manille à Mexico, de Delhi à Rio de Janeiro. Dans le Sud, l'écologie porte l'empreinte des classes populaires. C'est pourquoi la réforme agraire, la souveraineté alimentaire et le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes, le refus du gigantisme des projets économiques et techniques (comme les barrages en Inde ou au Brésil) font le lien entre les quêtes de justice sociale et de justice écologique. On peut avec raison parler d'un « écosocialisme » à propos de l'écologie des peuples du Sud.
3ème. Penser la mondialisation capitaliste comme masque mortifère de l'occidentalisation du monde
Le capitalisme est d'abord la « mégamachine » qui affecte l'humanité et la Terre, les plongeant dans l'infernale tourmente d'une entreprise qui fait la guerre au vivant. Son cadre idéologique (la modernité capitaliste) est l'alliance entre la raison technoscientifique, la raison économique et le mythe du progrès. Ils sont au cœur de la crise socio-écologique, déterminant les processus de la mondialisation dans lesquels évoluent les peuples du Sud. Mais le discours « mondialitaire » ne doit pas nous faire oublier ceci : la mondialisation, loin de faire émerger un « village planétaire », une « économie-monde », une « modernité-monde », une « science- monde », se manifeste réellement comme un « village planétaire occidentalisé », une « économie-Occident », une « modernité-Occident », une « science-occident ». La mondialisation est d'abord la projection à l'échelle planétaire de la civilisation capitaliste occidentale. La mondialisation est un terme qui voile l'« occidentalité » des dynamiques en cours, qu'elles soient économiques, technoscientifiques, agricoles, juridiques, culturelles, etc. Les peuples, les mondes, les univers socioculturels de l'humanité ne sont pas partie prenante, en tant que sujets historiques autonomes, de cette mondialisation.
4ème thèse. Retrouver les acquis des travaux de « l'école de la dépendance »
La crise socio-écologique, si elle trouve un déploiement planétaire avec la mondialisation, plonge d'abord ses racines dans le capitalisme qui en constitue la dynamique historique. Or, le capitalisme demeurera inintelligible si nous n'avons pas conscience de l'injustice et de l'inégalité qui structurent les rapports Nord/Sud (dit aussi Centre/Périphérie). Ils sont fondés sur l'échange inégal. Ce concept est important si nous voulons comprendre les crises socio-écologiques d'aujourd'hui. L'échange inégal suppose l'existence, non pas de deux systèmes différents et juxtaposés (un Nord développé à côté d'un Sud sous-développé), mais d'un unique système dans lequel le développement du Nord et le sous-développement du Sud sont intimement articulés. Plus que de sous-développement, il faut parler de mal-développement dans le Sud, car, même si des pays d'Amérique du Sud ou d'Asie peuvent, dans certaines conditions, augmenter les capacités d'exploitation, de production, de consommation, ce « développement » ne sera jamais autre chose qu'un « capitalisme dépendant ». On ne dira jamais assez à quel point les travaux de l'École de la dépendance sur l'échange inégal, dès les années 1960, restent d'une grande actualité : le pillage écologique et l'exploitation des peuples du Sud sont la règle des échanges Nord/Sud. Samir Amin, Immanuel Wallerstein, Arghiri Emmanuel, Celso Furtado, André Gunder Franck, Raúl Prebisch, Fayçal Yachir et bien d'autres, malgré les changements importants que la scène économique et stratégique planétaire a connus, restent les références sûres d'une analyse de l'économie-monde capitaliste.
5ème thèse. Pour en finir avec le désenchantement capitaliste du monde
C'est dans la mesure où l'universalité que nous voulons défendre déconstruira l'universalisme bourgeois et occidental, qu'elle pourra fonder une philosophie « écosociale » de la libération. L'Un se décline au pluriel. Nul ne peut prétendre incarner, seul et définitivement, le sens ou la vérité. Il n'y a que des figures multiples, des façons diverses de dire le vrai, des visages à chaque fois différents. Notre universalité sera plurielle, bariolée, multiforme, frappée du sceau de la diversité. Une pensée socio-écologique forte peut le montrer : la biodiversité n'est pas seulement « éco-systémique » et environnementale, mais aussi culturelle, civilisationnelle et spirituelle. Il ne peut y avoir d'alternative « écosociale » sur fond d'amnésie, non pas seulement celle des luttes anciennes, mais aussi et plus fondamentalement celle des cultures de l'humanité. Les peuples du monde ne prendront en charge leur émancipation et leur écologie que dans la mesure où ces causes peuvent se dire avec les « mots de la tribu ». Ce n'est pas un repli sur soi, mais, au contraire, la conjugaison au pluriel d'un humanisme concret, d'un universalisme ancré dans la diversité du monde. À ce titre, les Occidentaux soucieux du bien commun feraient bien de participer, eux aussi, à la remise en question de ce hold-up de l'universel par le monde occidental. De même qu'il y eut, un temps, un non-alignement géopolitique en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud, de même l'écologie doit se relier à un non-alignement philosophique, éthique et spirituel. Ce n'est donc pas uniquement le climat ou la biodiversité qui doivent être guéris, c'est l'histoire et le futur du monde et des mondes qui doivent être sauvés de la noyade « dans les eaux glacées du calcul égoïste ».
(c) Mohammed Taleb