Pierre Hadot ou la philosophie comme exercice spirituel,

par Mohammed Taleb

J'ai rencontré l’helléniste Pierre Hadot (1922-2010) en 1992. Il venait de publier un magnifique ouvrage, bien plus qu'une simple introduction, consacré à Marc Aurèle. Il avait accepté de m'accorder un entretien, me demandant de venir le voir dans son bureau au Collège de France, à Paris. Au cours de cette entrevue, il me dit les raisons profondes de son amitié intellectuelle et éthique avec l'empereur-philosophe. Mais, je dois reconnaître que notre discussion glissa progressivement de la philosophie stoïcienne vers celle des Néoplatoniciens. L'Un, toujours ! Ou, pour être juste, et en reprenant cette triade plotinienne, dont j'ai abondamment parlé dans d'autres travaux, l'Un, l'Intellect et l’Âme du monde... On ne dira jamais assez, d'ailleurs, à quel point les travaux que Pierre Hadot a dédiés au maître fondateur du néoplatonisme sont des contributions décisives, aussi bien son Plotin ou la Simplicité du regard que ses traductions de quelques Ennéades. À la fin de l'entretien, et comme signe d'une complicité, il me remit un texte semblable à la carte d'un trésor... À moi d'explorer le territoire. Il s'agissait du tiré à part d'une conférence qu'il prononça en 1968 - l'année de ma naissance -, dans le cadre du prestigieux Cercle Eranos, à Ascona en Suisse. Le professeur Gilbert Durand avait écrit à son propos : « C'est bien là, en marge de toutes les universités du monde - que, librement, des universitaires les plus éminents créèrent une science anthropologique nouvelle dont la base reposait sur la faculté essentielle du sapiens sapiens : à savoir son incontournable pouvoir de symboliser, son imagination symbolique ».

Ce tiré à part, sur lequel il apposa gentiment une dédicace, avait pour titre : L'Apport du Néoplatonisme à la Philosophie de la Nature en Occident. Pierre Hadot y montrait la continuité, par-delà les langues et les siècles, d'une même conception du monde, de Plotin à Goethe. Bref, il dressait la cartographie historico-philosophique de la famille d'esprit à laquelle je prétendais appartenir, une famille qui résolument affirme la transcendance de la réalité ultime, l'Un, et en même temps la présence du principe au sein de tout ce qui émane de lui. Il y a de l'Un dans les choses, comme il y a un Un de l'âme. J'aurais voulu poursuivre cette conversation et approfondir avec lui les jalons de cette lignée, étincelante chaîne d'Or, silsila comme nous dirions en langage islamique. J'aurais aimé qu'il me parle de son expérience de l’Âme. À l'âge de douze ou treize ans, Pierre Hadot, selon son propre témoignage, fut intensément bouleversé « un soir d'hiver en voyant le ciel étoilé. » « Je m'étonnais d'être moi, d'être là dans ce monde immense et inconnu, dont j'étais une partie » Significativement, il évoque le « sentiment océanique » de Romain Rolland pour donner du sens à cette expérience. Enfin, j'aurais également voulu qu'il me dise pourquoi, et notamment dans le contexte de la crise écologique planétaire, il était nécessaire de revenir à la sagesse ancienne des philosophes, sagesse dont il a magistralement révélé qu'elle était d'abord « manière de vivre » et « exercices spirituels », et non maniement de concepts. Ses livres sur Goethe (N’oublie pas de vivre) et sur la Nature vivante (Le Voile d'Isis) viendront, le moment venu, apporter les réponses de Pierre Hadot à ces interrogations.

En tout cas, ce qu'il m'est possible de dire aujourd'hui, c'est que ses réponses, avec d'autres, ont alimenté ma perspective écosymbolique, celle d'une perception goethéenne, romantique, néoplatonicienne et islamique de la Nature vivante et de la vie de l'âme. Dans l’œuvre de celui qui fut directeur d'études à l'École Pratique des Hautes Études, je ne retiendrai qu'une chose, s'il le fallait !, ce sont les lignes conclusives de ce tiré à part présenté plus haut. Ces lignes, j'y reviens souvent, pour retrouver la dynamique d'un élan, et une orientation axiale et polaire. Programmatiques, elles disent le cri de l’Âme du monde : « Il me semble que la principale tâche d'une philosophie de la nature devrait consister à chercher à élargir les possibilités de la perception humaine, à nous réapprendre à regarder le monde. L'homme moderne (…) est coupé du monde sensible, par l'artificiel du monde économique et technique. Sa perception du monde naturel s'atrophie de plus en plus. Il me semble qu'il y a une sorte d'exigence morale qui s'impose à nous : essayer de sauver les possibilités de perception qui sont en l'homme. Seule une philosophie de la nature pourrait redonner à l'homme le secret de l'art de vivre. Il nous faut apprendre à nouveau à lire l'hiéroglyphe de la nature, à déchiffrer avec respect ses « signatures » lourdes de sens. » (Hadot, 1970, p. 128)


De Pierre Hadot

N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels, Paris : Albin Michel, 2008.

La Citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Paris : Fayard,1992.

Exercices spirituels et philosophie antique, Paris : Albin Michel, 2002.

Le Voile d'Isis. Essai sur l'histoire de l'idée de Nature, Paris : Gallimard, 2008.

Plotin ou la Simplicité du regard. Paris : Gallimard, 1997

L'Apport du Néoplatonisme à la Philosophie de la Nature en Occident. Zurich : Rhein-Verlag, 1970.