Olivier Clément, un chrétien orthodoxe dans le dialogue avec l’islam

J'ai rencontré Olivier Clément (1921-2009) à plusieurs reprise, tout au long des années 1990 et 2000. Je me souviens bien de la masse de livres qui nous entourait dans son appartement parisien du 20ème arrondissement, dans le quartier de Belleville. Je crois qu'il s'agissait de la rue Boyer. Nos entretiens portaient, au gré des moments, sur quatre grands sujets qui nous tenaient à cœur : le dialogue entre l'islam et le christianisme orthodoxe, l'histoire, le présent et le devenir de l'arabité chrétienne, la tragédie subie par les peuples palestinien et libanais du fait de l'occupation et de l'expansionnisme de l’État israélien, et les implications métaphysiques de la science contemporaine !

Olivier Clément était devenu orthodoxe à l'âge de trente ans, après un parcours dans l'athéisme, les traditions orientales et certains courants spirituels européens, comme le courant hermético-alchimique. Il se fera baptiser dans la paroisse francophone du Patriarcat de Moscou. L'enseignement était sa passion, aussi bien au Lycée Louis-le-Grand, à Paris, qu'à l'Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge. Cofondateur de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale, il jouera un rôle déterminant dans la revivification du christianisme orthodoxe.

Pour ma part, militant politique, j'étais porté par l’idéal de l’unité arabe, et animé par l’espoir de voir les Arabes devenir un sujet historique libre, dialoguant, dans un esprit d’humanisme, avec l’ensemble des peuples de notre humanité. Je découvrais très vite que les Arabes chrétiens constituaient une composante essentielle de ce projet de renaissance civilisationnelle (nahda), et que les Arabes orthodoxes y apportèrent une contribution appréciable. J'ai cité en ce sens des extraits du « Discours à la mémoire du Prophète arabe » prononcé par le Syrien Michel Aflaq, à Damas, en 1943 (cf. p. ). Et je dis cela avec d’autant plus de conviction que ma trajectoire spirituelle me conduisait dans les parages d’une théologie musulmane mystique centrée sur l’apophasis, autrement dit la reconnaissance de l’indétermination, de l’indicibilité fondamentale de Dieu. Le Coran, les paroles du Prophète Mohammed, les œuvres spirituelles, théologiques et philosophiques d’El-Kindi, d’El Farabi, d’Ibn Sina, d’El-Jili, d’Ibn ‘Arabi, de l’Émir ‘Abd el-Qader, et de tant d'autres, me conduisaient d’une main ferme vers ces horizons apophatiques, tout en soulignant la grandeur de la Présence, de l’Immanence divine…

C’est dans ce double contexte (sociopolitique et spirituel) que j'ai rencontré Olivier Clément. Avec lui, j'avais initié une modeste dynamique de solidarité avec la communauté orthodoxe palestinienne, non seulement pour les raisons qui concernent l’épineuse question de l’arabisation du Patriarcat de Jérusalem, mais aussi pour rendre visible la militance politique, culturelle et spirituelle des chrétiens palestiniens et son inscription dans le cadre plus général de la cause de la Palestine. J'avais rédigé la première version d'un Appel qu'Olivier Clément avait ensuite corrigé, et nous l'avions proposé à la signature de plusieurs personnalités chrétiennes et musulmanes, arabes et européennes. Au mois de novembre 1995, j'avais demandé à Olivier Clément d'être l'un des conférenciers d'un colloque dont j'avais pris l'initiative et que j'organisais à la Faculté de théologie protestante de Paris. Il s'agissait d'un colloque en hommage à Youakim Moubarac, prêtre maronite, patriote arabe et ami de l'islam. Il avait longtemps travaillé avec Louis Massignon. J'avais également demandé à Mgr Georges Khodr, figure importante du Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe et du Patriarcat d'Antioche, d'être le parrain de cette initiative.

En 1989, Olivier Clément faisait paraître un livre écrit avec le Tunisien Mohamed Talbi. Un respect têtu, consacré au dialogue islamo-chrétien. Ces deux hommes s'entretenaient en toute cordialité et amitié de l'Annonciation dans le Coran et dans l'Evangile, de la spiritualité musulmane, de la spiritualité monastique chrétienne... Dans son autobiographie spirituelle, L'Autre soleil (1975), il nous livrait quelques confidences, qui témoignent, à propos de l'islam, du sens aigu et authentique de sa démarche dialoguante : « J'entre pieds nus, silencieux, dans une mosquée d'Afrique du Nord, je visite en Espagne d'anciennes mosquées. Non plus espace d'incarnation, mais un vide si pur, si noble, une tristesse où se dissout toute épaisse tristesse, une attestation de l'insaisissable : courbes, courbes des portes, des arcs, des arabesques, des inscriptions, courbes jamais refermées autour d'un centre, s'entrecroisant, se multipliant pour le saisir, mais toujours il se dérobe, Lui, Lui ! » (p. 81) Le « Lui » qu'il évoque est le huwa du Coran, chanté par les soufis. C'est dans la sourate al-Ikhlas (« Le culte pur ») que l'on peut lire ces mots : Qoul huwa -l-lahou ahad , Dit : Lui, Dieu, est Un.... D'ailleurs, significativement, dans la page suivante, Olivier Clément citait ces visions de Syméon le Nouveau Théologien. « Qui est aveugle à l'Un, l'est à toutes choses. Qui voit l'Un contemple toutes choses... Étant dans l'Un, il voit le tout. Étant dans le tout, il est détaché de tout. Qui voit l'Un considère le tout : lui-même, les hommes et les choses à travers l'Un. » (p. 83) Le musulman que je suis ne pouvait que se réjouir de cette convergence hénologique…

Dans mes échanges avec lui, nous abordions souvent la question de la cosmicité de la spiritualité, de la vie religieuse, de la théologie. Il soulignait que la tradition orthodoxe du christianisme avait maintenue une relative sacralité du cosmos, non pas dans le sens d'un panthéisme qui établirait un rapport d'identité entre Dieu et le monde, mais dans l'optique d'une inclusion du monde cosmique dans l'infinitude divine. Cette approche sauvegardait à la fois la transcendance divine et la dignité d'un cosmos qui n'était plus réduit, comme dans les théologies de l'objectivation, à un ensemble de choses mortes. Il disait que le christianisme oriental avait préservé une approche ontologique et sacramentelle de l'univers, et rappelé que la contemplation de la gloire de Dieu cachée dans les êtres et les choses était en même temps une étape nécessaire et un fruit de la vie spirituelle. Face au panthéisme, qui n'est qu'un mode d'objectivation de la divinité, il affirmait donc les droits du panenthéisme.

En 1994, Olivier Clément avait accepté que ses anciens écrits de jeunesse, alors qu'il réfléchissait dans le cadre de la philosophie hermetico-alchimique, soit publiés. Il prenait un risque certain, car dans le christianisme orthodoxe, comme au sein de toute les familles religieuses, il existe de puissants pôles de conservatisme et de traditionalisme.

Ainsi paraissait L’œil de feu. Ce livre a pour sous-titre « Deux visions spirituelles du Cosmos ». Il voulait en effet mettre en parallèle deux moments essentiels dans son cheminement intellectuel. Le premier texte évoque l’alchimie traditionnelle, le second la vision du cosmos dans la théologie mystique du christianisme orthodoxe. Il y défendait la nécessité, pour un chrétien, de sortir de la conception acosmique (et anti-écologique) du christianisme occidental et de retrouver un sens de la terre et du cosmos. Ces réalités ne sont pas une collection d’objets neutres, mais, au contraire, des espaces de la présence divine, les lieux possibles d’une rencontre entre l’humain et Dieu : l’homme ne se sauve pas seul, mais avec la création toute entière. Ici la christologie s’accompagne d’une puissante philosophie sensible du cosmos. A propos de l'alchimie, il écrivait ces lignes d'une justesse remarquable : « La logique de l'alchimie impliquait un double mouvement : « verticalement », c'était une logique du symbole qui ramenait la manifestation à son principe, l'apparence au réel, le monde à Dieu : une logique de la réintégration. « Horizontalement », sur le plan humano-cosmique, c'était une dialectique des complémentarités qui soulignait partout la tension vivante des contraires : une logique de la gnose et de l'amour. » (p. 39)

Je crois que toute sa vie, Olivier Clément a essayé de dépasser, par un processus d'intégration, de métabolisation, les diverses étapes spirituelles qu'il traversait. Sa foi n'était pas l'expression d'une identité orthodoxe repliée sur elle-même, et arrogante, dans le mépris des autres. Au contraire, je le sentais attentif aux autres, à leur quêtes de sens, à leurs intuitions, aux découvertes qu'ils faisaient. Et quand je dis les autres, je n'ai pas seulement en tête ceux et celles avec qui il dialoguait, rencontres entre des visages. Je parle aussi des courants de pensée, des écoles philosophiques, des voies spirituelles. Il s'intéressait avec passion, tout en restant fidèle à sa foi, aussi bien à la psychologie des profondeurs de Carl Gustav Jung qu'à la mystique musulmane d'Ibn 'Arabi, aux nouveaux paradigmes scientifiques qu'aux traditions de l'Inde, de la Chine et du Japon…

On dit parfois, et certainement avec raison, que les expériences sensibles vécues durant l'enfance, et jusqu'à l'adolescence, sont des expériences cardinales, car elles impriment dans la psyché des traits, des signes qui deviennent, quand elles sont puissantes, des traits et des signes de l'âme. Car la Nature vivante gît dans notre âme... C'est donc en donnant encore une fois la parole à Olivier Clément que je conclurai ces pages. Cette parole, issue de L'Autre soleil, décrit l'attachement d'Olivier Clément aux lieux de sa jeunesse, qui sont d'abord les lieux de la jeunesse de son âme.

« Pourtant, je préférais les après-midi grondant de mistral. Lou magistrau : le vent maître ! Alors l'azur n'est plus seulement céleste, il est partout, il dévore tout, jusqu'au roc, jusqu'à l'os, jusqu'à l'être. Il dévore l'homme jusqu'au cœur. Il ne permet plus la moindre mollesse, la plus furtive ambivalence. Tout flambe, et les flammes sont froides, pures, baptismales comme de l'eau.

« Nature sèche, pure, sans rien de glauque ou de vaporeux, ciel de terre et terre de ciel, a dit Lorca. Dans la garrigue, même le végétal devient minéral. Comme j'ai pu haïr la trop verte Île-de-France, où tout est végétal, mouillé, même la roche, même le ciel – une chair opaque, omnipotente. Tandis qu'en pays méditerranéen, dès qu'on accède aux plateaux solitaires, c'est le feu qui se cristallise. La chair elle-même est céleste.

« J'étais un païen méditerranéen. Respirer, manger, marcher, dans chaque expérience s'éveille le feu. Polythéiste ? Les choses sont, tout simplement. Le vent de lève, le platane se met à chanter. Je sais que le platane est. Le jour où j'ai su que je savais, je me suis mis à marcher et à marcher, le soir encore je tournais dans la grande pièce où brûlait, comme naguère lors du rite du soir, un feu de bois. La conscience de la conscience dansait en moi. Un autre savoir, une sorte de joie, d'extase peut-être, mais dure, cristalline, serrée comme le tissu patient du bois ou cette pierre que je tiens. » (pp. 36-37)

Le vent se lève, le platane se met à chanter, et Olivier Clément se met à parler, de l'essentiel, de l'essence du Ciel, des visages transfigurés qui laissent entrevoir la Face, de l'Un aussi, mais d'un Un qui dans sa transcendance même se révèle Parole.

 

D'Olivier Clément.

L’œil de feu. Deux visions spirituelles du cosmos. Saint Clément de rivière : Fata Morgana

1994

Le visage intérieur. Paris : Stock, 1978.

La prière de Jésus. In Jacques Serr et Olivier Clément (sous la direction de), La prière du coeur (pp. 41-98). Bégrolles-en-Mauges : Abbaye de Bellefontaine, 1977.

Un respect têtu. En collaboration avec Mohamed Talbi. Montrouge : Nouvelle Cité, 1989. L'Autre Soleil. Paris : Stock, 1975.

Transfigurer le temps : Notes sur le temps à la lumière de la tradition orthodoxe.

Paris-Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1959.

L’Essor du christianisme oriental. Paris : Presses universitaires de France, 1964.

Questions sur l’homme… Paris : Stock 1972. Le Visage intérieur. Paris : Stock, 1978.

Les Visionnaires : Essai sur le dépassement du nihilisme. Paris : Desclée de Brouwer, 1986.

Berdiaev : un philosophe russe en France. Paris : Desclée de Brouwer, 1991. Corps de mort et Corps de gloire : petite introduction à une théopoétique du corps. Paris : Desclée de Brouwer, 1995.

Petite Boussole spirituelle pour notre temps. Paris : Desclée de Brouwer, 2008.

 

(c) Mohammed Taleb