David Bohm, une science de l'unité du monde,

par Mohammed Taleb

Je voudrais consacrer ce court article qui à David Bohm (1917- 1992), car il ne fut pas seulement un artisan de la révolution scientifique quantique, et du dialogue avec les cultures spirituelles et philosophiques de l'Orient. Il a aussi élaboré une brillante conception des rapports entre matière et esprit, nature et psyché. Même si le terme « écopsychologie » ne figure pas dans son vocabulaire, il peut être considéré comme l'un de ses précurseurs. Né en Pennsylvanie, aux États-Unis, David Bohm rejoindra, après ses études de physique, l’équipe de Julius Robert Oppenheimer, à Berkeley, en Californie. Nous sommes aux temps de la seconde guerre mondiale, et des débuts du nucléaire. Dans les années 1950, David Bohm doit quitter les États-Unis, car il est inquiété pour ses idées de gauche. Le maccarthysme règne… Il s’installe définitivement, après un périple dans plusieurs pays, en Grande-Bretagne, perdant même au passage la citoyenneté américaine. En 1961, il reçoit la Chaire de Physique théorique, au Birkebeck College de Londres. Sa place dans la communauté scientifique est incertaine. Salué comme l’un des plus grands physiciens, sa pensée sera néanmoins marginalisée, car David Bohm trouvait insatisfaisante la situation de l’époque et qui peut être décrite à peu près comme ceci : si la mécanique quantique, cette science de l'infiniment petit, « marche », «fonctionne », « donne des résultats prévisibles », pourquoi donc se poser des questions de nature philosophique ou métaphysique ?

 

Nous ne sommes pas fondamentalement sortis, aujourd'hui, de l’étroitesse de cet état d’esprit. David Bohm était, dans les années 1950 et 1960, considéré comme un partisan de l’école de Louis de Broglie, d’Erwin Schrödinger et d’Albert Einstein, contre l’école dite de Copenhague, de Niels Bohr et de Werner Heisenberg. La différence résidait dans l’interprétation des résultats issus de l'exploration de l’univers quantique. En 1951, il publie son mémoire de physique, Quantum Theory, où il énonce une thèse essentielle de sa philosophie : « Les concepts quantiques, écrivait-il, impliquent que le monde agit plutôt comme une unité indivisible, dans laquelle même la nature « intrinsèque » de chaque partie (onde ou particule) dépende à un certain degré de sa relation avec son environnement. Ce n’est cependant qu’au niveau microscopique (ou quantique) que l’unité indivisible des différentes parties composant le monde produit des effets appréciables. » (cité In Briggs et Peat, 1986, p. 99) Cette conception systémique et unitaire de l’univers sera déterminante.

 

En 1957, David Bohm fait paraître Causality and Chance in Modern Physics. Là, il conteste la manière de penser la causalité. Il estime que la logique classique, qui fait succéder des conséquences aux causes et qui attribue à telle ou telle cause l’origine de certains effets, pose de sérieux problèmes. Un examen attentif des phénomènes devrait nous conduire à percevoir que la « cause » est l’univers entier… En la considérant comme « globale », David Bohm élargit notre concept de causalité. Le psychologue John Briggs et le physicien David Peat, lui-même collaborateur de David Bohm, dans leur beau livre consacré au nouveau paradigme scientifique, L’univers-miroir. La science naissante de la non-séparabilité, expliquent pour nous cette causalité globale : « Nous considérons normalement un effet comme ayant seulement une ou quelques causes. En fait, la cause de chaque chose est tout le reste. Comprendre totalement la cause de la malaria chez les humains, par exemple, exige de comprendre non seulement le cycle de vie de l’anophèle, mais aussi l’évolution, l’économie, la chimie, et en fin de compte tout l’univers. Bohm soulignait que si, pour des applications pratiques, on pouvait négliger de nombreuses causes (on n’a pas besoin de prendre en compte toute l’évolution pour réaliser un vaccin contre la malaria), on n’avait pas prêté assez d’attention au fait que l’univers dans son ensemble est un réseau mouvant de causalité. » (Briggs et Peat, 1986, pp. 100-101)

 

A partir de ces prémisses (unité du monde, causalité globale…), David Bohm va construire, dans les années 1960 et 1970, un modèle fascinant de la réalité : l’ordre implié-implicite/l’ordre déployé-explicite. Ce dernier ordre correspond à la réalité phénoménale telle que la science peut l’appréhender, et telle que nous l’expérimentons dans le quotidien. Il est, en quelque manière, notre « espace-temps ». L’ordre implié, lui, est une notion plus délicate et plus difficile à saisir dans la mesure où, nous dit David Bohm, elle désigne l’ordre total de la réalité en tant que pure potentialité. L’ordre implié n’est pas « à côté » de l’ordre déployé, il est la profondeur ultime et irréductible de chaque fragment de la nature et du cosmos. Le procédé photographique de l'hologramme est utilisé par David Bohm afin de préciser que, non seulement, le tout est plus que la somme de ses parties - en cela il est systémicien -, mais aussi que chaque partie porte en elle le tout. David Bohm introduit la notion de « holomouvement » pour expliquer la relation entre les deux ordres. Le « holomouvement » représente le flux, le procès dont procèdent les diverses parcelles de la réalité de l’ordre déployé. La portée de cette modélisation est transdisciplinaire. Elle ne prend pas sens dans la seule physique quantique, mais aussi en cosmologie et, même, en psychologie. La revue 3ème Millénaire, en 1991, publiait, de notre physicien, un remarquable article intitulé « Une nouvelle théorie de la relation Esprit-Matière ». Il y proposait une « Interprétation causale de la théorie quantique ». L’un des aspects de sa théorie est que l’esprit humain procéderait de la même dynamique fondamentale que celle qui génère la matière. Les processus liés à la conscience, aux états mentaux, comme les processus quantiques, sont des expressions, des manifestations d’un unique mouvement qui traverse la pluralité des niveaux de la réalité. « Le contenu de notre propre conscience est donc que dans un certain sens, une qualité d’esprit rudimentaire est présent à tous les niveaux des particules physiques, et plus nous allons dans des niveaux subtils, plus cette qualité devient forte et développée. » (Bohm, 1991, pp. 84-93.) Si l'esprit ne procède pas de la matière (contrairement aux discours « matérialistes » ou, devrait-on dire, « physicalistes »), le contraire est tout aussi erroné : la matière n'est pas le fruit de l'esprit - 200 - (contrairement aux discours « spiritualistes »). L'intuition de David Bohm pointe vers un horizon indicible et ineffable, par-delà l'esprit et la matière, l'ordre implié, pure potentialité, matrice universelle...

 

De David Bohm

Une nouvelle théorie de la relation Esprit-Matière. 3ème Millénaire, numéro 21, 3ème trimestre, pp. 84-93, 1991.

L'ordre involué-évolué de l'univers et la conscience. In Michel Cazenave (sous la direction de), Science et Conscience. Les deux lectures de l'univers (pp. 99-128). Paris : France Culture/Stock, 1980.

La plénitude de l’Univers. Monaco : Le Rocher, 1987.

 

Autres ouvrages

John Briggs et David Peat, L’univers miroir. La science naissante de la non-séparabilité. Paris : Robert Laffont, 1986.