La science et la culture pour le 21e siècle : Un programme de survie ( Vancouver Unesco 1989)

Le 15 septembre 1989, sous l’égide de l’Unesco, a lieu à Vancouver, au Canada, un colloque international intitulé La science et la culture pour le XXe siècle : Un programme de survie. Partant de la prise de la conscience du drame environnemental, les conférenciers ont largement déconstruits le paradigme scientiste et mécaniste issu de la science moderne, au profit d'une lecture holistique de la réalité. « C’est la vision que l’homme a de soi qui détermine principalement ses valeurs ; elle fixe la conception du « moi » dans l’appréciation de l’intérêt personnel. L’appauvrissement idéologique lié à cette vision de l’homme comme un rouage d’une machine aboutit donc au rétrécissement des valeurs. Cependant, les progrès scientifiques de ce siècle ont montré que cette conception mécaniste de l’univers était indéfendable d’un point de vue strictement scientifique. Ainsi, la base rationnelle de la conception mécaniste de l’homme se trouve invalidée. ». Cette réflexion provient de la « Déclaration de Vancouver » qui a été rendue publique :

La survie de la planète est devenue une préoccupation majeure et immédiate. La situation actuelle exige que des mesures urgentes soient prises dans tous le secteurs – scientifique, culturel, économique et politique – et que l’humanité tout entière soit sensibilisée. Il nous faut faire cause commune avec tous les peuples de la terre contre un ennemi commun, à savoir ce qui menace l’équilibre de notre environnement ou réduit le patrimoine que nous léguerons aux générations futures. C’est ce qui constitue aujourd’hui l’objectif de la déclaration de Vancouver sur la survie.

 

1. L’humanité face au problème de la survie

Notre planète est instable : c’est un moteur thermique qui change constamment de régime. La vie, apparue à la surface de la terre il y a environ quatre milliards d’années, s’est développée en équilibre avec un environnement où le changement soudain et imprévisible est la norme. La découverte, il y a plus de 200 ans, d’une énergie libre emmagasinée dans les combustibles fossiles a donné à l’humanité le pouvoir de dominer la surface entière de la planète. En un laps de temps incroyablement court, sans le vouloir et presque sans y penser, notre espèce est devenue de loin le plus important facteur de changement sur la planète.

Les conséquences on été radicales et sans précédent dans l’histoire de notre espèce :

  • l’accélération de la croissance démographique au cours des 150 dernières années a fait passer de un milliard à plus de cinq milliards d’habitants la population mondiale qui, actuellement, double en l’espace de 30 à 40 ans ;

  • l’utilisation des combustibles fossiles a augmenté dans des proportions comparables, provoquant une pollution à l’échelle mondiale ainsi que des modifications du climat et du niveau des mers ;

  • une destruction, qui va s’accélérant, de l’habitat des espèces vivantes amorce un épisode énorme et irréversible d’extinction massive au sein de la biosphère, base de l’écosystème terrestre ;

  • on consacre des dépenses inimaginables en ressources et en ingéniosité humaine à la guerre et à la préparation de la guerre.

Tout cela s’autorise de la croyance selon laquelle les ressources de la planète seraient inépuisables, croyance entretenue par des systèmes politiques et économiques qui misent sur les avantages du profit à court terme, sans tenir compte du coût réel de la production.

L’humanité fait face à une situation où tout équilibre entre notre espèce et le reste de la vie sur la planète risque de s’effondrer. Paradoxalement, au moment où nous atteignons le seuil de la dégénérescence de l’écosystème et de la dégradation de la qualité humaine de la vie, le savoir et la science sont maintenant en mesure de fournir à la fois l’inventivité humaine et la technologie nécessaire aux mesures qui permettront de remédier à la situation et de rétablir l’harmonie entre la nature et l’humanité. Seule fait défaut la volonté sociale et politique

2. Les origines du problème

Nos difficultés actuelles ont pour origine fondamentale certains progrès scientifiques qui, pour l’essentiel, étaient déjà acquis au début du siècle. Ces progrès, qui sont codifiés mathématiquement dans une représentation mécanique classique de l’univers, ont donné aux êtres humains un pouvoir sur la nature qui, jusqu’à une date récente, a produit une masse sans cesse croissante et apparemment sans limites de biens matériels. Grisée par l’exploitation de ce pouvoir, l’humanité a eu tendance à infléchir ses valeurs au profit de ce qui favorisait l’exploitation maximale des possibilités matérielles offertes par ce pouvoir nouveau. Parallèlement, les valeurs associées aux dimensions du potentiel humain qui avaient été à la base des cultures précédentes ont été délaissées. L’appauvrissement de la conception de l’homme, due à cette omission des autres dimensions humaines, correspond précisément à la conception « scientifique » de l’univers qui fait de celui-ci une machine où l’homme n’est qu’un simple rouage.

C’est la vision que l’homme a de soi qui détermine principalement ses valeurs ; elle fixe la conception du « moi » dans l’appréciation de l’intérêt personnel. L’appauvrissement idéologique lié à cette vision de l’homme comme un rouage d’une machine aboutit donc au rétrécissement des valeurs. Cependant, les progrès scientifiques de ce siècle ont montré que cette conception mécaniste de l’univers était indéfendable d’un point de vue strictement scientifique. Ainsi, la base rationnelle de la conception mécaniste de l’homme se trouve invalidée.

3. Des idées de rechange

Dans la science contemporaine, l’ancien modèle rigide et mécaniste de l’univers est remplacé par des concepts offrant l’image d’un univers formé par un apport créateur continuel que ne limite rigidement aucune loi mécanique. L’homme lui-même devient un aspect de cet élan créateur et il est lié à l’univers tout entier sous une intégralité dont l’ancien schéma mécaniste ne peut rendre compte. Le « moi » cesse alors d’être un rouage soumis au déterminisme dans une machine géante pour devenir un aspect d’un élan créateur libre, intrinsèquement et immédiatement lié à la totalité de l’univers.

Dans cette conception scientifique nouvelle, les valeurs humaines s’élargissent en conséquence pour s’accorder avec celles qui prévalaient dans les cultures du passé. C’est dans le contexte des images convergentes de l’homme proposées par les progrès récents de la science et de la culture que nous cherchons les modèles d’un avenir qui permette à l’homme de survivre dans la dignité et en harmonie avec son environnement.

L’espèce humaine a atteint les limites de son utilisation du monde extérieur et les limites aussi de son aptitude à vivre dans un milieu social et culturel en mutation. L’élargissement des conceptions scientifiques donne à penser que l’homme pourrait retrouver des croyances et des modes d’expérience spirituelle qu’il avait perdus. La situation appelle des visions nouvelles qui, enracinées dans des cultures diverses, se tournent vers l’avenir :

  • la perception d’un macrocosme organique qui retrouve les rythmes de la vie permettrait à l’homme de réintégrer le milieu naturel et de comprendre sa relation spatio-temporelle avec toute la vie et le monde physique ;

  • reconnaître que l’être humain est un aspect du processus créateur qui donne forme à l’univers élargit l’image que l’homme a de soi et lui permet de transcender l’égoïsme qui est la cause première du manque d’harmonie entre lui-même et ses semblables, comme entre l’humanité et la nature ;

  • en surmontant la fragmentation de l’unité corps-esprit-âme, conséquence de la primauté excessive accordée à l’un quelconque de ces termes sur les autres, l’homme pourra découvrir en lui-même le reflet du cosmos et de son principe unificateur suprême

Ces idées modifient la conception de la place de l’homme dans la nature et appellent une transformation radicale des modèles de développement : l’élimination de la pauvreté, de l’ignorance et de la misère ; la fin de la course aux armements ; l’adoption de nouveaux modes d’apprentissage, de nouveaux systèmes éducatifs et nouvelles attitudes mentales ; l’application de formes améliorées de redistribution destinées à garantir la justice sociale ; une nouvelle conception des modes de vie, fondée sur une réduction du gaspillage ; un respect de la diversité, tant biologique que socio-économique ou culturelle, qui transcende les concepts périmés de la souveraineté.

La science et la technologie sont indispensables pour atteindre ces objectifs, mais elles ne pourront réussir que par une intégration de la science et de la culture qui donne une raison de vivre et par une appropriation intégrée destinée à surmonter la fragmentation qui a provoqué une débâcle de la communication culturelle.

Si nous ne parvenons pas à réorienter la science et la technologie vers la satisfaction des besoins fondamentaux, les progrès de l’informatique (accumulation des connaissances), de la biotechnologie (dépôt de brevets pour des formes de vie) et de l’ingénierie génétique (cartographie du génome humain) auront des conséquences irréversibles préjudiciables à l’avenir de la vie humaine.

Il ne reste plus beaucoup de temps : tout retard apporté à l’instauration d’une paix éco-culturelle mondiale ne fera qu’accroître le coût de la survie.

Il nous faut reconnaître la réalité d’un monde multireligieux et la nécessité d’une tolérance qui permette aux religions, quelles que soient leurs différences, de coopérer les unes avec les autres. Cela contribuerait à satisfaire aux exigences de la survie de l’humanité et du maintien des valeurs fondamentales partagées de solidarité humaine. C’est là le patrimoine commun de l’humanité, né de notre perception de la signification transcendantale de l’existence humaine et d’une conscience planétaire nouvelle.

Signataires

Daniel Afedzi Akyeampong (Ghana), président de l’Association mathématique du Ghana ; Ubiratan D’Ambrosio (Brésil), professeur de mathématiques et vice-recteur pour le Développement universitaire à l’Université d’Etat de Campinas ; André Chouraqui (Israël), auteur, étude des religions ; Pierre Dansereau (Canada), écologiste, professeur à l’Université du Québec à Montréal ; Nicolo Dallaporta (Italie), professeur honoraire à l’Ecole internationale des hautes études de Trieste ; Mahdi Elmanjra (Maroc), ancien sous-directeur général de l’UNESCO, président de l’Association internationale Futuribles ; Santiago Genoves (Mexique), professeur titulaire de recherche en anthropologie, Université de Mexico ; Alexander Kiss (Grande-Bretagne), président du Club de Rome ; Eleonara Barbieri Masini (Italie), président de la Fédération mondiale pour les études sur le futur ; Digby McLaren (Canada), président de la Société royale du Canada ; Yûjiro Nakamura (Japon), philosophe, auteur et professeur à l’Université Meiji ; Lisandro Otero (Cuba), écrivain ; Michel Random (France), écrivain ; Josef Riman (Tchécoslovaquie), président de l’Académie tchécoslovaque des sciences ; Soedjatmoko (Indonésie), ancien recteur de l’Université des Nations-Unies ; Henry Stapp (Etats-Unis d’Amérique), physicien au Laboratoire Lawrence Berkeley, Université de Californie à Berkeley.