La révolution intellectuelle écopsychologique Leçon IV: De la Nature

par Mohammed Taleb

Deux hommes contemplant la lune (1819), de Caspar David Friedrich

 

 

L'écopsychologie, telle qu'élaborée par Theodore Roszak, accorde une place centrale à la « Nature » dans sa conception philosophique. Toutefois, il convient de ne pas absolutiser ce terme, car il n'est qu'une des nombreuses représentations socio-culturelles de l'environnement. La grande exploratrice de la pensée écoéducative, Lucie Sauvé, professeure émérite à l'Université du Québec à Montréal, a été titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éducation relative à l’environnement et fondatrice du Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté. Elle a mis en évidence d'autres lectures, comme celles du « Milieu de vie », de la « Cosmovision » ou encore du « Projet communautaire ». Ces différentes perspectives enrichissent notre manière de concevoir les liens entre l'humain et son environnement. On peut se référer à l'ouvrage Éducation, environnement et développement durable : vers une écocitoyenneté critique de Lucie Sauvé et Barbara Bader (Presses de l'Université Laval, 2011), qui approfondit ces questions en analysant les fondements idéologiques du développement durable et de l'éducation au développement durable.

 

Définir ce qu'est une représentation est fondamental pour comprendre son rôle dans notre perception de l'environnement. Une représentation est une construction mentale et sociale qui organise nos expériences et nos compréhensions du monde. Selon Serge Moscovici, elle est le produit d'une dynamique collective qui façonne nos croyances, nos pratiques et nos modes d'interaction avec notre environnement (La psychanalyse, son image et son public, PUF, 1961). Pierre Bourdieu, quant à lui, met en avant la notion d'« habitus », qui traduit l'intériorisation de ces représentations dans nos pratiques quotidiennes. En philosophie des sciences, Thomas Kuhn parle de « paradigme » pour désigner les cadres conceptuels dominants à une époque donnée (La Structure des révolutions scientifiques, 1962). Michel Foucault, dans une perspective plus généalogique, développe le concept d'« épistémé », soit le système de pensée propre à une période historique donnée (Les Mots et les Choses, 1966). L'écopsychologie nous invite ainsi à interroger nos représentations de l’environnement, en révélant les présupposés culturels et historiques qui conditionnent notre rapport au vivant.

 

Parmi ces représentations, celle qui domine actuellement dans les cercles de l'écologie institutionnalisée et des conférences internationales est celle de la Nature en tant que « Ressources ». Cette vision, qui s’inscrit pleinement dans l’économie capitaliste contemporaine, ramène l'environnement à un simple « stock de matière », un ensemble d’éléments exploitables par l’être humain. Cette approche réduite de la nature considère celle-ci principalement comme un réservoir inépuisable de ressources destinées à alimenter le développement économique et la consommation humaine. Par exemple, les politiques internationales sur les « ressources naturelles » souvent abordées dans des forums comme la Conférence des Nations Unies sur le climat (COP) ou encore dans des discussions sur l’énergie, traitent la Nature comme un simple bien à exploiter. On constate aussi que les grandes entreprises multinationales et les États industrialisés perpétuent cette vision, notamment à travers des politiques d’extraction minière, forestière ou pétrolière qui ne tiennent pas compte de l’épuisement des ressources ou de l’impact environnemental à long terme. En réduisant la Nature à une question de gestion économique, cette représentation devient un vecteur d'occidentalisation, uniformisant le monde autour de la logique de l'exploitation des ressources, et menant à un appauvrissement écologique. Elle engendre une vision utilitariste de l'environnement, où les seules interactions sont celles de la rentabilité et de la gestion comptable. Lucie Sauvé souligne que cette représentation est au coeur du dispositif idéologique qu’est le développement durable.

 

« Le schème conceptuel du développement durable traduit une cosmologie (ou vision du monde) particulière, le plus souvent illustrée par trois cercles distincts mais interpénétrés : économie, société, environnement. L’économie - dont il faut stimuler la croissance - est ici conçue comme une entité autonome, ayant son existence et sa dynamique propre en dehors de la société; elle est ainsi sans nom, sans visage, sans responsabilité; elle conditionne les rapports entre société et environnement. Une telle conception, présentée comme allant de soi, traduit certes la réalité actuelle d’une économie virtuelle et dominante, mais doit-on pour autant consentir à une telle « fatalité » ? Ne faut-il pas au contraire travailler à réintégrer l’économie dans la société, comme l’une des sphères de l’activité humaine? Par ailleurs, dans une telle cosmologie, l’environnement est restreint à un ensemble de ressources qu’il faut utiliser de façon »rationnelle » pour ne pas épuiser les « stocks » et « services » , ce qui nuirait à la durabilité de l’activité économique. Or quand quelque chose devient une ressource, un capital (« capital naturel »), elle perd sa valeur en elle-même, elle perd toute autre valeur que celle d’être utilisée, exploitée (Sachs, 1997). Enfin, en interaction avec un environnement ressource, la société est elle-même rétrécie à une fonction de production et de consommation; elle devient un capital pour le développement (capital humain, capital social). Atrophiant la nature (« stocks » de poissons ou de matière ligneuse par exemple), le concept de développement durable atrophie également la « nature humaine » (main d’œuvre et flux de consommation). » (Sauvé, Lucie (2007). L’équivoque du développement durable. Chemin de Traverse, numéro 4, pp. 31-47.)

 

En opposition à cette approche réductionniste, la représentation « Nature », telle qu'elle est valorisée en écopsychologie, s'inscrit dans une éthique éco-, bio- ou cosmocentrique. Elle repose sur un rapport d'émerveillement, d'enchantement, d'amour et d'appartenance à un tout vivant et signifiant. Cette posture philosophique permet de redonner à l'humain une place dans l'univers qui ne soit ni dominatrice ni exploitante, mais harmonieuse et respectueuse des interdépendances du vivant. Philosophiquement, cette conception de la Nature ouvre à une approche de la vie marquée par le plaisir, la joie et la contemplation. Elle s'inscrit dans la tradition romantique qui préconise une « habitation poétique du monde ».

 

Un enjeu essentiel de l'écopsychologie est le fait que la nécessaire valorisation de la représentation « Nature » de l’environnement vise en réalité le dépassement du dualisme « Nature/Culture », qui a structuré la pensée occidentale moderne. En renouant avec une perception holistique du monde, elle vise à reconstruire une unité organique entre l'humain et son environnement. Comme l'a démontré Philippe Descola, de nombreuses civilisations ignorent même cette distinction, car elles conçoivent leur rapport au monde de manière relationnelle et intégrée. Il faut lire Par-delà nature et culture (2005, éditions Gallimard). Cet ouvrage est fondamental pour comprendre sa théorie de l'ontologie et sa critique des oppositions binaires entre Nature et Culture. Dans ce travail, il propose une relecture des relations entre l'humain et le monde naturel à travers diverses cultures, mettant en lumière les différentes manières de concevoir le rapport au vivant. Il défend l'idée que l'opposition entre Nature et Culture n'est pas universelle et ne s'applique pas à toutes les sociétés humaines, qui peuvent avoir des visions relationnelles et intégrées de l'environnement.

 

Dans la philosophie de l'écopsychologie, la Nature se conçoit comme une totalité organique et dynamique, une interconnexion vivante où l'humain n'est qu'un acteur parmi d'autres, mais profondément lié à l'ensemble. Cette conception englobe une multiplicité de niveaux de réalité, allant des jardins que nous entretenons dans nos espaces domestiques, symboles de notre relation intime avec l'environnement immédiat, jusqu'aux constellations les plus lointaines, incarnant l'infini et l'ultime du cosmos. Entre ces deux extrêmes se trouvent les grandes forêts, les hautes montagnes, les océans, les vastes écosystèmes, mais aussi la Terre elle-même, notre planète, ainsi que notre système solaire et la Voie lactée, qui tissent ensemble un réseau complexe et interdépendant de forces et d'équilibres. L'écopsychologie nous invite à percevoir cette réalité organique et dynamique dans toute sa diversité, tout en maintenant une relation d'intimité avec elle, où l’humain, à travers ses perceptions sensorielles et spirituelles, trouve sa place à la fois dans le quotidien de la Terre et dans la majesté cosmique. La nature devient ainsi un miroir de notre propre existence, à la fois un reflet de notre intimité et une réalité ultime qui transcende les frontières de l'individu. Elle est un tout organique où chaque élément, qu'il soit petit ou grand, est porteur de sens et d'interconnexion.

 

Par ailleurs, l'écopsychologie entretient une connexion forte avec les mouvements d'éducation à la nature et le naturalisme éducationnel, qu'il soit formel ou informel. Ces pratiques jouent un rôle clé dans la restauration d'un lien vivant avec la Nature, en particulier en stimulant la curiosité et l'engagement des individus dès leur plus jeune âge. L'expérience directe du monde naturel constitue un levier puissant de transformation psychologique et existentielle.

 

Une des contributions majeures de l'écopsychologie à l'anthropologie est la reconnaissance du lien vital entre le corps humain et le Grand Corps qu'est la Nature, ce que les Anciens désignaient sous l'expression de corpus mundi. Cette relation est d'autant plus cruciale que la modernité capitaliste industrielle tend à désensibiliser les individus en les coupant de leurs perceptions directes et de leurs interactions sensorielles avec le monde vivant. L'intensification de la vie sensorielle constitue ainsi un enjeu fondamental pour l'équilibre psychique et la qualité de la vie de l'esprit. L'écopsychologie met en avant l'idée que l'ancrage corporel dans un environnement naturel riche et diversifié favorise une plus grande stabilité émotionnelle et un pose les conditions d’une compréhension réelle de la Nature vivante.

 

Ainsi, repenser la Nature dans une perspective écopsychologique revient à reconsidérer notre propre humanité. Il s'agit non seulement de prendre conscience de notre appartenance à un vaste ensemble vivant, mais aussi de redécouvrir la beauté et la richesse d'une existence en symbiose avec l'univers. Cette revalorisation du lien entre l'humain et la Nature ouvre la voie à une transformation en profondeur des modes de vie contemporains et des imaginaires collectifs. Elle n’est pas seulement poétique, mais aussi politique.



 

 

Illustration

La peinture Deux Hommes contemplant la Lune a été réalisée par Caspar David Friedrich en 1819. Elle se trouve aujourd'hui à la Galerie Neue Nationalgalerie de Berlin, Allemagne.

Caspar David Friedrich (1774–1840) est un peintre romantique allemand, célèbre pour ses paysages solitaires où l’humain se trouve face à la nature dans un état de contemplation profonde. Sa peinture illustre la quête de l'infini et du sublime à travers des scènes de nature qui semblent à la fois majestueuses et inquiétantes. Ses œuvres mettent souvent en avant des personnages solitaires ou petits, observant la grandeur de la nature, un thème central du romantisme, où l’humain cherche à se connecter à quelque chose de plus grand que lui-même.

La représentation de Deux Hommes contemplant la Lune incarne cette démarche de contemplation de la nature, où l’humanité et le cosmos ne sont pas opposés mais en relation intime. À travers cette œuvre, Caspar David Friedrich illustre une connexion sensible, une parenté sensible presque spirituelle, entre l’humain et l’univers, un thème au cœur de l'écopsychologie. L’œuvre invite à une expérience profonde de l’environnement naturel comme étant un lieu d’émerveillement, de dialogue intérieur et d’unité organique