La révolution intellectuelle écopsychologique. Leçon III : De l'Humain,
par Mohammed Taleb

Les Très Riches Heures du duc de Berry, manuscrit enluminé commandé par Jean, duc de Berry, entre 1412 et 1416, présente l'homo signorum, figure symbolique de l'humain en lien avec les étoiles et le cosmos, illustrant l'idée de l'Homme comme microcosme dans l'art médiéval. Ce chef-d'œuvre est conservé au Musée Condé à Chantilly.
L'écopsychologie, enracinée dans la grande tradition néoplatonicienne et hermético-alchimique, propose une anthropologie singulière, qui réhabilite une vision qualitative de l'humain. Elle ne s'inscrit pas dans la rupture entre nature et culture, mais au contraire dans une continuité, où l'humain est un être à la fois biologique, symbolique et spirituel. Cet humanisme ne se conçoit pas comme un anthropocentrisme étroit, mais comme une reconnaissance de l'humain en tant que microcosme au sein du macrocosme.
L'humanisme de l'écopsychologie repose sur la figure de l'homo universalis, cet être capable de correspondances avec l'univers entier. Cette conception, que l'on retrouve dans la tradition hermétique et alchimique, conçoit l'homme comme un pont entre le ciel et la terre, un être dont la conscience peut englober l'ordre du cosmos. Cette figure de l'homo universalis trouve un écho dans plusieurs traditions philosophiques et spirituelles. Dans le contexte de l’humanisme, Léonard de Vinci en donne une expression emblématique avec son Homme de Vitruve, qui illustre l'idée d'un être humain proportionné à l'univers, résonnant avec les lois du cosmos. De manière parallèle, la tradition arabe et islamique développe le concept de l'Insan al-Kamil, l'Homme parfait (ou total), tel que décrit par le soufi Ibn Arabi et approfondi par 'Abd al-Karim al-Jili. L'Insan al-Kamil représente l'humain accompli, reflet de l'ordre divin, qui réconcilie en lui toutes les dimensions de l'existence.
Une autre expression fascinante de cette conception qui annonce l’écopsychologie est l'homo signorum, ou l'Humain zodiacal, qui porte en lui les signatures du monde et participe à son harmonie.Cette figure, qui apparaît dans plusieurs manuscrits médiévaux, met en scène un corps humain en correspondance avec les signes du zodiaque et les forces cosmiques. Une des représentations les plus célèbres se trouve dans Les Très Riches Heures du duc de Berry, où l'on voit l'interaction entre l'anatomie humaine et le cosmos astrologique.
Ce modèle s'oppose radicalement à l'homo oeconomicus, concept développé par Louis Dumont, qui résume l'individu moderne à une entité égoïste et rationnelle, animée par le calcul de son pseudo-intérêt personnel. Cette compréhension réductionniste, propre à la modernité capitaliste (Max Weber), a éloigné l'humain de ses dimensions qualitatives et relationnelles, pour ne le définir que par ses capacités productives et consuméristes. On retrouve cette critique chez le socio-philosophe marxiste Herbert Marcuse, qui parle, dans le contexte de la Contre-culture étasunienne des années 60’, de « l'homme unidimensionnel ». L'industrialisation et la rationalité technicienne ont aplati la complexité de l'être humain, en niant ses aspirations profondes à la contemplation, à la connexion avec le monde vivant et à une intelligence sensible. Mêmes ses désirs (Eros) sont l’objet d’une répression/instrumentalisation.
Dans cette perspective, l'humanisme écopsychologique rejoint l'anthropologie marxienne de « l'humain total ». Karl Marx, dans ses Manuscrits de 1844, décrit un être complet, qui ne se limite pas à sa fonction économique, mais qui déploie son être à travers des activités libres, créatrices et réconciliées avec la nature. L'écopsychologie participe de cette critique de l'aliénation et propose une réhabilitation de l'humain dans sa globalité.
Plus de dix ans avant la parution de The Voice of the Earth (1992), le livre qui inaugurait le lancement de l’écopsychologie, Theodore Roszak avait déjà posé les bases de son nouveau paradigme humaniste dans le livre L'Homme-Planète : la désintégration créative de la société industrielle, qui est la traduction française de l'ouvrage original intitulé Person/Planet: The Creative Disintegration of Industrial Society, publié en 1978 par l'éditeur Anchor Press/Doubleday. La version française a été publiée en 1980 par les éditions Stock, dans la collection Monde ouvert.
Cet ouvrage majeur de Theodore Roszak s'inscrit dans la lignée de ses réflexions critiques sur la société technocratique et industrielle. Roszak y explore les conséquences de la modernité industrielle sur la psyché humaine, l’existence sociale et la société, plaidant pour une transformation culturelle profonde. Il propose le concept de « désintégration créative » comme une réponse aux crises engendrées par la société industrielle. Il suggère que la dissolution des structures sociétales obsolètes peut ouvrir la voie à de nouvelles formes d'organisation sociale et de conscience écologique.
L’extrait proposé ci-dessous se situe dans les toutes dernières pages de L'Homme Planète. Face à l'illimitation quantitative de cet ordre socialement et écologiquement injuste, Theodore Roszak plaide pour « l'aventure de la connaissance de soi ». Mais, loin de traduire un repli sur soi, cela correspond d'abord à un net changement d'échelle : retrouver le sens du quotidien, du local, de l'intime et du lien social vivant.
« Il existe une autre solution que cette atroce perspective : il nous faut trouver un autre type de « grandeur » où nous puissions investir le meilleur de notre énergie, une grandeur intérieure qui n'opprime ni notre personne ni la planète, mais qui libère l'une et l'autre de l'aliénation et de l'exploitation qui se sont toujours acharnées sur nos espoirs de progrès. Et cette recherche commence au cœur même de la culture urbano-industrielle, avec ceux qui comme nous vivent dans l'empire de la Ville et dont les habitudes de gaspillage et les excès constituent le fardeau le plus lourd qui pèse sur l'écologie mondiale. Nous devons reconnaître que les droits de la personne, ceux qui élèvent la voix en nous pour réclamer leur dû, marquent le début d'une économie de la permanence, seule capable de garantir à chaque être humain ses besoins essentiels. Ce qui nous importe le plus ne doit plus être la dimension de nos villes, de nos usines, de l'appareil technologique ou l'importance de la production économique, mais le contenu de notre vie, notre capacité de nous comprendre nous-même. Ce qui veut être grand en nous, grand au-delà de toute mesure, c'est l'aventure de la découverte de soi. Plus elle se développera, plus le genre humain sera léger à la Terre qui le porte. » (p. 487)
On le voit : face à la société capitaliste qui pousse toujours vers plus d'accumulation, plus de croissance, Theodore Roszak propose un retournement : cultiver l'intériorité, la richesse qualitative de l'être, au lieu de rechercher la puissance extérieure. Cet appel à l'exploration de l’âme résonne avec les grandes traditions spirituelles. Dans cette perspective, l'écopsychologie est un humanisme cosmique. Elle ne pense pas l'humain comme une entité isolée, mais comme un être en relation, non seulement avec ses semblables, mais avec l'ensemble du monde vivant et même du cosmos. La vision organiciste qu'elle propose rejoint les philosophies traditionnelles où l'univers est un être vivant, et où chaque partie est en résonance avec le tout.
Cet humanisme de l'écopsychologie implique donc un renouveau éthique. Il ne s'agit plus de penser l'humain comme maître et possesseur de la nature, mais comme un participant à sa vie. La responsabilité écologique devient une conséquence naturelle de cette vision, car si l'humain est le microcosme du monde, il ne peut pas le détruire sans se détruire lui-même.
L’écopsychologie propose une anthropologie qui réconcilie l'humain avec lui-même et avec l'univers. En cela, elle offre une alternative, intime et aussi politique, à l'humanisme individualiste et instrumental de la modernité capitaliste, pour renouer avec l’humanisme solidaire, cosmique et régénérateur des fidèles de l’anima mundi.