La révolution intellectuelle écopsychologique Leçon I : De l'Âme

par Mohammed Taleb

 

Evelyn De Morgan, Flora (1894)

 

L’un des fondements de l’écopsychologie, notamment avec son ancrage dans la philosophie néoplatonicienne, réside dans l’idée que la psyché ne peut être réduite à une dimension strictement individuelle. Cette approche s’éloigne de la modernité psychologique qui tend à enfermer l’âme dans l’intériorité subjective. Pour les néoplatoniciens, notamment Plotin, l’âme individuelle (psychê) est une émanation de l’Âme du monde (anima mundi), principe cosmique qui irrigue toute réalité vivante et matérielle (Ennéades, IV.3.1). L’écopsychologie reprend cette intuition en insistant sur la manière dont la subjectivité humaine est en continuité avec les dimensions collectives et cosmiques de l’existence, et non séparée d’elles.

Cette perspective implique que l’âme ne se manifeste pas uniquement dans les profondeurs de l’individu, mais également à travers les structures sociales et culturelles. James Hillman, dans Re-Visioning Psychology (1975), insiste sur le fait que l’inconscient n’est pas seulement une intériorité psychique individuelle, mais qu’il est aussi inscrit dans les mythes, les récits collectifs et les institutions. Ainsi, une profession, une ville, une forêt ou même un paysage peuvent être porteurs d’une âme spécifique, qui influence et façonne la psyché humaine. Cette vision est également présente chez Gaston Bachelard, qui montre comment les espaces et les éléments naturels portent des résonances affectives et psychiques profondes (La poétique de l’espace, 1957).

Dans cette perspective, l’imagination joue un rôle central dans la mise en relation entre l’âme individuelle et l’Âme du monde. Loin d’être un simple produit subjectif, l’imagination créatrice est un mode de connaissance qui permet d’accéder aux dimensions plus vastes du réel. Paracelse parle d’imaginatio vera, une imagination véritable qui ne fabrique pas des chimères mais révèle des aspects cachés du monde. Cette idée est reprise par l’islamologue Henry Corbin, qui voit dans l’imaginal un intermédiaire entre le sensible et l’intelligible. En fait, l’imaginal est le Mundus imaginalis, c’est-à dire l’Âme du monde. L’écopsychologie, en intégrant cette approche, ne se limite donc pas à une simple reconnexion sensorielle à la nature, mais invite à une transformation profonde du regard porté sur le monde.

Ainsi, l’écopsychologie se veut une réhabilitation de la dimension cosmique de la psyché, en dépassant l’opposition entre individu/société/environnement. Elle rejoint en cela la critique formulée par Gregory Bateson sur la séparation artificielle entre la conscience et l’écosystème dans lequel elle s’insère (Steps to an Ecology of Mind, 1972). Si l’humain moderne tend à s’extraire du monde, l’écopsychologie rappelle que toute subjectivité est une modulation de l’Âme du monde, que l’inconscient personnel est irrigué par des forces collectives, et que l’imagination est une puissance de résonance avec le cosmos.

Dans un monde marqué par l’écocide et la désacralisation de la nature, cette approche a une portée politique et existentielle. Elle suggère que la crise écologique est aussi une crise de la psyché, une amnésie de l’anima mundi. Réinvestir l’Âme du monde à travers l’imagination créatrice et un œuvre d’anamnèse permettrait non seulement une refondation culturelle, mais aussi une éthique renouvelée du soin envers la Terre. Comme l’écrit David Abram dansThe Spell of the Sensuous: Perception and Language in a More-Than-Human World (New York : Pantheon Books, 1996), « Nous ne sommes humains qu'au contact et dans la convivialité avec ce qui n'est pas humain. En vérité, nous ne sommes humains que dans le contexte de la vaste écologie qui nous enveloppe. Nous sommes des organes de ce monde, chair de sa chair, et le monde se pense à travers nous. » (p. 130).

L’écopsychologie, telle qu’elle a été formulée par Theodore Roszak, repose sur une synthèse de nombreuses traditions philosophiques, psychologiques et spirituelles. À travers ses écrits, notamment The Voice of the Earth (1992), Theodore Roszak a intégré des influences néoplatoniciennes, jungiennes, phénoménologiques et écophilosophiques pour repenser le rapport entre psyché et cosmos. Il reconnaît la nécessité de réinscrire la subjectivité humaine dans un monde vivant, en tenant compte à la fois de l’inconscient collectif (tel que l’entendait Jung), de l’anima mundi des traditions néoplatoniciennes, et de la relation sensible à la nature défendue par la phénoménologie de Merleau-Ponty. En articulant ces pensées dans une vision unifiée, Theodore Roszak a posé les bases d’un projet intellectuel, celui d’un un nouveau paradigme.