La révolution intellectuelle écopsychologique. Leçon II : De l'Intellect
par Mohammed Taleb

« Newton », monotype (1795–1805), de William Blake, Tate Britain.
L'écopsychologie, en s'inscrivant dans une approche holistique du lien entre l'humain et le monde naturel, redonne à la « Fonction Pensée », au sens jungien du terme, une place centrale dans l'éclosion d'une conscience environnementale profonde. Cette fonction ne se réduit pas à une simple activité rationnelle froide et détachée ; elle est un mode d'intelligibilité du monde qui permet d'organiser, de structurer et de donner du sens aux perceptions et aux affects. Le professeur d’histoire étasunien Theodore Roszak, le fondateur de l'écopsychologie, considérait que ce qu’il nommait l'« Intellect rhapsodique » – une intelligence intuitive et synthétique – était un antidote au rationalisme fragmentaire dominant dans la modernité capitaliste. Ce mode de pensée, loin d'être purement analytique (cartésien), permet d'embrasser la totalité du réel en reconnaissant sa profondeur qualitative et symbolique.
Dans cette perspective, l'écopsychologie met en garde contre une inflation émotionnelle qui, si elle n'est pas tempérée par la Fonction Pensée, risque de parasiter le processus de compréhension du monde. Carl Gustav Jung lui-même avait observé que lorsqu'un individu ou une société est submergé par l'émotion sans structure cognitive pour en organiser l'expérience, l'inflation psychique peut conduire à des phénomènes de projection, d'aliénation et d'angoisse (Psychological Types, 1921). En matière écologique, cela se traduit par une forme de panique ou d'impuissance face aux crises environnementales, au lieu d'un engagement structurant. L'écopsychologie appelle donc à une intégration harmonieuse entre affectivité et pensée, afin de construire une éthique du vivant réfléchie et agissante.
Une distinction fondamentale doit être posée entre l'intellect et la raison. La raison est l'outil qui permet d'appréhender le monde sous l'angle de la mesure objectivante, de la logique aristotélicienne et de l'objectivité forte. Elle est la base des sciences quantitatives qui visent à décrire et expliquer les phénomènes physiques, chimiques, biologiques, économiques ou linguistiques. L'intellect, en revanche, ouvre la porte de l'Âme du monde, une réalité universelle et inobjectivable qui transcende les catégories analytiques de la raison. L’Intellect, dans la diversité des sagesses de l’humanité, est, notamment, une faculté intuitive qui, selon la tradition philosophique néoplatonicienne, permet de saisir les correspondances invisibles entre l'humain et le cosmos, et de remonter à l’Un.
La conséquence directe de cette distinction est que raison et intellect enfantent deux types de connaissances radicalement différentes, sans pour autant être opposées. La raison produit les sciences quantitatives qui mettent en équation le réel : la physique, la chimie, la génétique, l'économie, la linguistique structurale. Ces disciplines, bien qu'indispensables, tendent à réduire la complexité du monde à des structures mathématiques et déterministes. L'Intellect, en revanche, est à l'origine des sciences traditionnelles, qualitatives et subtiles, qui explorent les interactions profondes entre matière et psyché. Ces sciences incluent l'alchimie, les médecines traditionnelles, l'architecture sacrée, la musique sacrée, l'agriculture vernaculaire, la poésie et les arts martiaux. Elles considèrent que le monde est un système symbolique et vivant, où chaque phénomène extérieur trouve un écho intérieur.
L'écopsychologie, parce qu'elle se fonde sur un Intellect rhapsodique, refuse le réductionnisme méthodologique qui cloisonne les disciplines et fragmente le savoir. Chez Theodore Roszak, l’adjectif « rhapsodique » signifie une approche qui embrasse l'expérience humaine dans sa totalité, en conjuguant intuition, récit, symbolisme et pensée critique. Il s'oppose à une approche analytique qui dissèque les phénomènes sans en saisir la profondeur existentielle et cosmique (Roszak, Where the Wasteland Ends, 1972). L'écopsychologie cherche donc à renouer avec une intelligence globale, qui inclut à la fois la compréhension rationnelle et l'intuition intellective.
En ouvrant le dialogue entre l'écologie, la psychologie et les sciences traditionnelles, l'écopsychologie défend une vision transdisciplinaire de la connaissance. Elle intègre les nouvelles perspectives scientifiques qui, depuis la révolution de la physique quantique et des mathématiques non standard, jusqu'à la cosmologie contemporaine, ont remis en question le modèle scientiste de la connaissance. La mécanique quantique a montré que la réalité ne se laisse pas réduire à un déterminisme strict, et que l'observateur est impliqué dans la constitution du réel (Heisenberg, Physics and Philosophy, 1958). Les mathématiques fractales et la géométrie non euclidienne ont introduit une complexité insoupçonnée dans notre manière de modéliser le monde (Mandelbrot, The Fractal Geometry of Nature, 1982).
L’émergence de ces nouveaux paradigmes (Thomas Kuhn), le renouvellement profond des modes de compréhension ouvrent la voie à une refondation des Humanités et de la Culture générale. L'écopsychologie invite à dépasser l'opposition artificielle entre sciences et humanités pour rétablir un dialogue entre raison et intellect, sans que les deux soient confondus et encore moins mélangés dans ce concept inutile de « mental ». C'est par cette articulation que peut émerger une véritable conscience environnementale, enracinée dans une compréhension profonde du lien entre l'être humain et le cosmos. En ce sens, elle constitue un projet révolutionnaire, capable de réenchanter le savoir et de rétablir la dignité de la Pensée.