Impérialisme culturel et orientalisme,

selon Edward W. Said

"Toutes sortes d'autres indications montrent comment la domination culturelle se maintient, tout autant par le consentement des Orientaux que par une pression économique directe et brutale des États-Unis. Par exemple, voici qui peut nous faire réfléchir : alors qu'il existe des douzaines d'organisations aux États-Unis qui étudient l'Orient arabe et islamique, il n'y en a aucune en Orient qui étudie les États-Unis ; ceux-ci représentent pourtant la principale influence économique et politique dans la région. Pire encore, il n'y a en Orient pour ainsi dire aucun institut, même modeste, qui soit consacré à l'étude de l'Orient.

 

Mais tout cela n'est rien, à mon avis, comparé au second facteur qui contribue au triomphe de l'orientalisme : l'idéologie de la consommation en Orient. Le monde arabe et islamique dans son entier est accroché à l'économie de marché occidentale. Il n'est pas besoin de rappeler que le pétrole, principale ressource de la région, a été totalement absorbé dans l'économie des États-Unis. Je ne veux pas seulement dire que les grandes compagnies pétrolières sont sous le contrôle du système économique américain, mais encore que les revenus pétroliers des Arabes, sans parler du marketing, de la recherche et de l'organisation industrielle, ont leur siège aux États-Unis. Les Arabes enrichis par le pétrole sont ainsi devenus de très importants clients pour les exportations américaines : c'est vrai aussi bien des États du Golfe que de la Libye, de l’Irak, de l'Algérie, États progressistes. Il s'agit d'une relation à sens unique, les États-Unis acheteurs d'un très petit nombre de produits choisis (pétrole et main-d'œuvre peu payée pour l'essentiel), les Arabes consommateurs d'une grande gamme de produits américains, matériels et idéologiques.

 

Cela a de nombreuses conséquences. Ainsi, dans la région, une grande uniformisation des goûts s'est produite, symbolisée non seulement par les transistors, les blue-jeans et le Coca-Cola, mais aussi par les images culturelles de l'Orient que donnent les mass média américains et que consomme sans réflexion la foule des spectateurs de la télévision. Première conséquence : le paradoxe de l'Arabe qui se voit comme un « Arabe » du type de ceux que montre Hollywood. Autre conséquence : l'économie de marché occidentale, tournée vers la consommation, a produit (et continue à produire à une vitesse accélérée) une classe instruite dont la formation intellectuelle est dirigée de façon à satisfaire les besoins du marché. L'accent est mis, très évidemment, sur les études d'ingénieur, de commerce et d'économie; mais l'intelligentsia se fait elle-même l'auxiliaire de ce qu'elle considère comme les principales tendances qui ressortent en Occident. Le rôle qui lui a été prescrit est celui de « moderniser », ce qui veut dire qu'elle accorde légitimité et autorité à des idées concernant la modernisation, le progrès et la culture qu'elle reçoit en majeure partie des États-Unis. On en trouve un témoignage frappant dans les sciences sociales et, chose assez étonnante, chez des intellectuels progressistes dont le marxisme est pris en gros chez Marx, dans ses idées qui font du tiers monde un tout homogène (j'en ai parlé plus haut dans ce livre). Ainsi, après tout, s'il y a un acquiescement intellectuel aux images et aux doctrines de l'orientalisme, celui-ci est aussi puissamment renforcé par les échanges économiques, politiques et culturels ; bref, l'Orient moderne participe à sa propre orientalisation."


(L'orientalisme : L'Orient créé par l'Occident, Edward W. Said, Paris, Éditions Le Seuil, pp. 349-350)