Hommage au professeur Edward Saïd, figure arabe de l’humanisme, gœthéen palestinien, philosophe de l’histoire et de la culture

 

Edward W. Saïd est né en le 1ᵉʳ novembre 1935 à El-Qods (le nom arabe de Jérusalem) au sein d'une famille arabe chrétienne palestinienne de confession anglicane. En 1948, lors de la Nakba – la « catastrophe » (constituée par la création de l’État colonial israélien et l’expulsion de près de 800 000 Palestiniens) – sa famille fut contrainte à l’exil et trouva refuge au Caire. Il y poursuivit sa scolarité dans des établissements anglophones prestigieux, notamment la Victoria College, où il reçut une éducation marquée par une forte influence britannique.

Son parcours académique l’amena ensuite à se rendre aux États-Unis, où il intégra la Mount Hermon School dans le Massachusetts. Il poursuivit ses études supérieures à Princeton University, où il obtint son bachelor en 1957, avant de compléter un master et un doctorat en littérature anglaise à Harvard. Ces jalons marquèrent le début de son ascension intellectuelle et universitaire, qui le mena à devenir l’un des plus éminents professeurs et penseurs critiques de son époque.

Edward W. Saïd a été professeur de littérature anglaise et comparée à Columbia University à partir de 1963, où il a enseigné jusqu’à sa mort en 2003. Il a occupé la prestigieuse chaire "University Professor", un titre réservé aux universitaires les plus éminents de l’institution.

Son enseignement portait principalement sur :

  • La littérature comparée, avec un intérêt particulier pour le romantisme, la littérature postcoloniale et les récits de l'exil.

  • La critique littéraire, où il a introduit des approches inspirées du marxisme, du post-structuralisme et de la théorie postcoloniale.

  • L’histoire des représentations culturelles, notamment à travers l’étude de l’orientalisme et des constructions idéologiques dans la littérature et l’art. Il a produit une précieuse analyse dans laquelle il expliquait comment les récits (politique, littéraire, scientifique) occidentaux ont façonné l’image de l’Orient et justifié les dominations impérialistes.

  • La musique et l’esthétique, en lien avec sa passion pour la musique classique

 

Son œuvre, en particulier L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, témoigne d’une intelligence pénétrante de son époque et d’une profonde érudition, ancrée dans une conception universaliste de la culture.

Militant engagé au sein de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), il devient membre entre en 1977 du Conseil national palestinien. Il s’efforça, par son action et sa pensée, de défendre le droit du peuple palestinien à l’autodétermination

Il était aussi un opposant à la théorie du clash des civilisations, véhiculée par les néoconservateurs occidentaux. Sa pensée reposait sur une analyse politique rigoureuse, mais aussi, et plus fondamentalement, sur une haute idée de l’humanisme. Il écrivait :

« L’humanisme est le seul acte, et j’irai jusqu’à dire l’acte final de résistance que nous ayons pour nous battre contre les pratiques et les injustices inhumaines qui défigurent l’Histoire de l’humanité. »

Dans ses travaux, il a mis en lumière l’impasse d’une vision réductrice de l’impérialisme, trop souvent limité à ses dimensions politico-militaire et économique. Sans nier le poids des arguments géopolitiques et mercantiles, Edward Saïd a insisté sur le rôle central des représentations, des idéologies et des aliénations culturelles dans la domination du Nord sur le Sud. De la « mission civilisatrice universelle » du discours colonial européen du XIXe siècle au clash des civilisations qui justifie aujourd’hui les guerres impériales, il a dévoilé les mêmes mécanismes idéologiques visant à identifier l’Universel avec l’Occidental et à nier la richesse des diversités culturelles.

Sa passion pour la littérature romantique, en particulier l’œuvre de William Butler Yeats, traduisait son intérêt pour la manière dont les récits et la mémoire façonnent les identités collectives. Dans le sillage de Goethe, qu’il admirait tant, il a proposé une autre vision du monde, un universalisme enraciné dans la pluralité des histoires, des géographies et des imaginaires. C’est dans cet esprit qu’il fonda avec le musicien Daniel Barenboim l’ensemble Diwan, en référence au Divan occidental-oriental de Goethe, recueil de poésie inspiré par la tradition arabo-persane et célébrant le dialogue entre les cultures. À travers cette initiative musicale, il poursuivait son combat pour un humanisme de la rencontre, où la culture devient un appel à la justice au-delà des fractures imposées par l’Histoire.

Le Palestinien Edward W. Saïd s’est éteint le 24 septembre 2003, à l’âge de 67 ans, dans un hôpital de New York. Il est mort d'une leucémie chronique lymphoïde dont il souffrait depuis plusieurs années.

 

Le texte d’Edward Said que je propose ici à la synthétise sa conception du monde à propos de sa critique de l’orientalisme et de sa dette à l’égard d’une certaine sensibilité culturelle et philosophique européenne qui a fait le pari d’un universalisme concret et diversifié. L’extrait provient de son article « L’humanisme, dernier rempart contre la barbarie » (Le Monde diplomatique, septembre 2003).

 

« Humaniste œuvrant dans le domaine de la littérature, je suis assez vieux pour avoir reçu, il y a quarante ans, un enseignement en littérature comparée dont les idées fondatrices remontent à l’Allemagne de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Il faut aussi rappeler la contribution fondamentale de Giambattista Vico, le philosophe et philologue napolitain dont les idées anticipent celles de penseurs allemands comme Herder et Wolf — elles sont reprises par Goethe, Humboldt, Dilthey, Nietzsche, Gadamer, et, enfin, par les grands philologues du XXe siècle, Erich Auerbach, Leo Spitzer et Ernst Robert Curtius.

Pour les jeunes de la génération actuelle, la philologie évoque une science aussi antique que surannée, alors qu’elle est la plus fondamentale et la plus créatrice des méthodes d’interprétation. L’exemple le plus admirable en est l’intérêt de Goethe pour l’islam et en particulier pour le poète Hafiz — cette passion dévorante l’amènera à écrire le West-stlicher Diwan et influencera ses idées sur la Weltliteratur (littérature du monde), l’étude de toutes les littératures du monde comme une symphonie totale que l’on pourrait comprendre théoriquement comme préservant l’individualité de chaque oeuvre sans pour autant perdre de vue l’ensemble.

Ironiquement, notre monde globalisé avance vers cette standardisation, cette homogénéité que les idées de Goethe visaient justement à empêcher. Dans son essaiPhilologie der Weltliteratur publié en 1951, Erich Auerbach mit en garde contre cette évolution au début de cette période de l’après-guerre qui marqua aussi l’avènement de la guerre froide. Son grand livre Mimésis — publié à Berne en 1946, mais écrit pendant la guerre, alors qu’il était réfugié à Istanbul où il enseignait les langues romanes — se voulait comme le testament de la diversité et de la réalité représentées dans la littérature occidentale, d’Homère à Virginia Woolf. En relisant l’essai de 1951, on comprend néanmoins que le grand livre d’Auerbach était un hymne à une époque où on analysait les textes en termes philologiques, de manière concrète, sensible et intuitive ; une époque où l’érudition et la maîtrise sans faille de plusieurs langues contribuaient à la compréhension dont Goethe se faisait le champion avec sa propre compréhension de la littérature islamique.

Cette connaissance des langues et de l’histoire était indispensable, mais jamais suffisante, tout comme, par exemple, la simple accumulation de faits ne constitue pas une méthode adaptée pour saisir ce que représente un auteur comme Dante. La principale exigence de l’approche philologique dont Auerbach comme ses prédécesseurs parlaient et qu’ils essayaient de pratiquer consistait à pénétrer de manière subjective et empathique dans la matière vivante du texte à partir de la perspective de son temps et de son auteur (Einfühlung).

Incompatible avec l’éloignement ou l’hostilité à l’égard d’un autre temps et d’une culture différente, la philologie appliquée à la Weltliteratur impliquait un esprit profondément humaniste se déployant avec générosité et — si je peux utiliser ce mot — hospitalité. L’esprit du chercheur doit toujours faire activement, en lui-même, une place à l’Autre étranger. Et cette action créatrice d’ouverture à l’Autre, qui sinon reste étranger et distant, est la dimension la plus importante de la mission du chercheur. »



BIBLIOGRAPHIE FRANCOPHONE D'EDWARD SAID

 

L'Orientalisme : l'Orient créé par l'Occident

Orientalism [1978], traduit par Catherine Malamoud, préface de Tzvetan Todorov, Éditions du Seuil, Paris, 1980.

La Question de Palestine

The Question of Palestine [1979], traduit par Jean-Claude Pons, Actes Sud/Sindbad, Arles, 2010.

L'Islam dans les médias : comment les médias et les experts façonnent notre regard sur le reste du monde

Covering Islam: How the Media and the Experts Determine How We See the Rest of the World [1981], traduit par Charlotte Woillez, Sindbad, Arles, 2011.

Nationalisme, colonialisme et littérature

Nationalism, Colonialism, and Literature: Yeats and Decolonization [1988], avec Terry Eagleton et Fredric Jameson, traduit par ?, Presses Universitaires de Lille, Lille, 1994.

Culture et impérialisme

Culture and Imperialism [1993], traduit par Paul Chemla, Fayard/Le Monde Diplomatique, Paris, 2000.

Des intellectuels et du pouvoir

Representations of the Intellectual: The 1993 Reith Lectures [1994], traduit par Paul Chemla, Éditions du Seuil, Paris, 1996.

Israël-Palestine : l'égalité ou rien

Traduit par Dominique Eddé et Éric Hazan, La Fabrique, Paris, 1996.

Entre guerre et paix : retours en Palestine-Israël

Traduit par Béatrice Vierne, Arléa, Paris, 1997.

À contre-voie : mémoires

Out of Place: A Memoir [1999], traduit par Brigitte Caland et Isabelle Genet, Le Serpent à Plumes, Paris, 2002.

La Loi du plus fort : mise au pas des États voyous

Avec Noam Chomsky et Ramsey Clark, Acts of Aggression: Policing "Rogue" States [1999], traduit par ?, Le Serpent à Plumes, Paris, 2002.

 

Réflexions sur l'exil et autres essais

Reflections on Exile and Other Essays [2000], traduit par Charlotte Woillez, Actes Sud, Arles, 2008.

Dans l'ombre de l'Occident et autres propos : entretiens

Extraits de Power, Politics, and Culture: Interviews with Edward W. Said [2001], Blackjack Éditions, 2011 ; réédition Payot, Paris, 2014.

Parallèles et paradoxes : explorations musicales et politiques

Avec Daniel Barenboïm, Parallels and Paradoxes: Explorations in Music and Society [2002], Le Serpent à Plumes, Paris, 2003.

Freud et le monde extra-européen

Freud and the Non-European [2003], traduit par Philippe Babo, Le Serpent à Plumes, Paris, 2004.

Culture et résistance : entretiens avec David Barsamian

Culture and Resistance: Conversations with Edward W. Said [2003], Fayard, Paris, 2004.

D'Oslo à l'Irak

From Oslo to Iraq and the Road Map: Essays [2004], traduit par ?, Fayard, Paris, 2004.

Humanisme et démocratie

Humanism and Democratic Criticism [2004], traduit par Christian Calliyannis, Fayard, Paris, 2005.

Du style tardif

On Late Style [2006], traduit par Michelle-Viviane Tran-Van-Khai, Actes Sud, Arles, 2012.