L'humanisme spirituel de Frei Betto

Internationalement connu comme « Frei Betto » (Frère Betto), le brésilien Carlos Alberto Libânio Christo, né en 1944, est un écrivain talentueux, un chroniqueur hors pair de l’actualité, un fin observateur des sociétés contemporaines. Cette sagesse ne lui vient pas du hasard, mais d’une longue méditation avec le réel. D’abord, une méditation « forcée », lorsqu’il fut incarcéré durant quatre ans (1969-1973) dans les années de la terreur néofasciste du régime militaire qui s’était imposé au pays, à partir de 1964. Frei Betto avait rejoint en effet les réseaux de soutien à la lutte armée contre la dictature, aux côtés du célèbre Carlos Marighella, qui, lui, sera tué dans une embuscade policière en 1969. Mais, il ne faut surtout pas oublier que, dès 1964, Frei Betto entrait dans l’ordre religieux des Dominicains (devenant ainsi « Frei »). Profondément chrétien, c’est comme croyant qu’il rejoint la résistance. Et cette foi ne l’a jamais quitté. Après les années de prison, il participe à la mise en place de la Pastorale ouvrière et ensuite de la Pastorale de la terre, deux dynamiques socio-ecclésiales, ancrées dans la théologie de la libération. Ces deux espaces vont se transformer en écoles de cadres des mouvements de la gauche radicale brésilienne : le nouveau syndicalisme brésilien (CUT), dont il est l’un des fondateurs, avec Lula da Silva, le futur président de la République brésilienne, le Parti des travailleurs (PT) et le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) sont redevables, à plus d’un titre, de ces initiatives sociales du christianisme révolutionnaire. Frei Betto sera proche du président Lula, assumant la fonction de conseiller. Il travaille également au rapprochement, dans plusieurs pays, entre les courants progressistes religieux et laïcs. A ses yeux, la quête de justice est au cœur du message évangélique. Il a notamment réalisé un livre d’entretiens sur ces liens entre christianisme et socialisme, avec l’ancien président et héros de la révolution cubaine, Fidel Castro : Fidel Castro y la religión : Conversaciones (traduit en français aux éditions Le Cerf, en 1986). Frei Betto a été incarcéré du 9 novembre 1969 jusqu’au 3 octobre 1973, avec trois autres frères dominicains. Ils seront transférés d’une prison à l’autre. Frei Betto s’investit dans l’écriture, afin de maintenir le lien avec la famille et les amis. Très souvent, il relate dans une riche correspondance les conditions de vie de l’expérience carcérale, ainsi que les multiples rencontres et discussions avec les autres prisonniers. Dans une lettre datée du 17 décembre 1972, et envoyée à une « Chère Y. », le religieux aborde la question cruciale du racisme dont les Indiens sont victimes au Brésil...

 

"L'autre jour, en bavardant avec P., je lui ai demandé :

« Qui est le plus cultivé, un docteur ou un Indien ?

- Le docteur, évidemment ! m'a-t-il répondu.

- Pourquoi le docteur ?

- Parce que le docteur a été à l'école, il a lu beaucoup de livres, il a appris à soigner les malades et à faire des opérations, il a passé un diplôme.

- Dis-moi : le docteur sait-il pêcher avec un arc et des flèches, sait-il faire de la teinture de genipapo, reconnaître le cri du castor, distinguer les plantes médicinales, transformer un tronc d'arbre en pirogue, cultiver le manioc et le maïs, tisser la fibre de palmier, faire du feu sans allumettes, marcher dans la forêt sans boussole et conserver de la viande sans salaison ? »

Le camarade a réfléchi un moment, plutôt surpris. Puis il a répondu :

« Il sait pas, bien sûr !

- Alors pourquoi dis-tu que le docteur est plus cultivé que l'indien ?

- D’après ce que je vois, le docteur à sa culture de docteur et l'Indien sa culture d'Indien. »

 

À partir de là, P. en est venu à comprendre une chose que la grande majorité des diplômés d'université ignorent, malgré l'œuvre monumentale de Lévi-Strauss : il n'existe pas des hommes plus cultivés que les autres il n’existe que des cultures parallèles.

Le fait que la race blanche n’appelle culture que ce qu'elle sait, l’a conduite à vouloir « pacifier » les Indiens. A qui les « sauvages » font-ils tort ? A personne. Ils vivent leur vie, leur culture, leur histoire. Mais, nous les blancs, nous nous croyons une race supérieure, et ce complexe nous a conduits à décimer les Rouges, à isoler les Jaunes et à soumettre les Noirs. Nous croyons que la culture et la civilisation relèvent de notre patrimoine. Nous oublions que l'Indien à sa propre civilisation, qui est sous certains angles plus avancée que la nôtre (voir les Aztèques et les Mayas). Et dans notre amnésie nous continuons à pénétrer la forêt en polluant l'eau et l'air, en subornant l'Indien avec des cadeaux empoisonnés et en le corrompant avec de vaines promesses. Le prix de chaque avancée de notre progrès c'est la ruine d'une nouvelle tribu.

(...)

Si dans quelques années il n'y a plus d'Indiens au Brésil, l’Église devra reconnaître sa part de responsabilité. Dans le passé, nos missionnaires sont entrés dans la forêt sans préparation et ils ont contaminé les Indiens avec leur bouillon de culture européanisée. Ils ont cru que civiliser consistait à enseigner aux Indiens d'avoir honte de leur nudité et de mettre des habits, et de répudier la vie collective du village, d'apprendre nos langues et d'adopter nos coutumes. De nombreux missionnaires ont ouvert la route aux vendeurs ambulants qui ont exploité l’Indien en achetant son artisanat et sa femme pour une bouteille d'alcool. Sous prétexte d'annoncer l’Évangile nous avons contribué à l'extermination de la race. Nous avons semé la mort là où il y avait la vie"

 

(Source : Betto, Frei (1980). Lettres de prison. (traduction de Charles Antoine). Paris : Éditions du Cerf, coll. : « Terres de feu », pp. 72-75)