"Je crois en la justice et en l’espérance" ,

de Pedro Casaldàliga

On l’appelait le « prophète de l’Amazonie », ou encore l’« évêque rouge », Pedro Casaldàliga est mort le 8 août 2020, à 92 ans. Depuis plus de quinze ans, il luttait contre la maladie de Parkinson. Mais, au fond, cela lui importait peu, car sa vie était totalement offerte au peuple brésilien, lui le fils de la Catalogne paysanne, né en 1928. Ce religieux avait quitté l’Espagne pour rejoindre le Brésil en 1968, en pleine dictature militaire (depuis 1964). Il essayait lui-même de fuir la dictature de Franco… Dom Pedro Casaldáliga, ordonné prêtre en Espagne à l’âge de 24 ans, avait, au départ, une vocation missionnaire. Mais très vite, en s’installant dans le Nord-Est de l’État du Mato Grosso, dans la région de São Felix do Araguaia, qui comptait quatorze villages et dix tribus indiennes, le religieux allait se laisser convertir par les paysans, et épouser la Question sociale. Il allait devenir ainsi l’un des grands représentants de la théologie de la libération. Il n’a jamais quitté cette géographie amazonienne… Dès son arrivée, il repère le dysfonctionnement dans lequel s’origine l’injustice dont souffrent les populations. Il ne se contente pas de comprendre, d’analyser. Il ne garde pas pour lui cette connaissance acquise. Au contraire, il clame, il proclame la justesse des luttes paysannes et ouvrières. Il rédige, dès 1970, un premier rapport au titre explicite : « Esclavage et féodalisme au nord du Mato Grosso ». Non seulement il décrit les conditions de vie et de travail des travailleurs de la terre, mais il décortique le système des latifundia, ces grandes exploitations agricoles qui emploient des métayers et des paysans journaliers, et où la propriété foncière y est très concentrée. Ce système inique est l’obstacle qui empêche les masses paysannes d’accéder à la terre. L’année d’après, il réitère sa critique radicale et définitive de l’injustice sociale générée par le capitalisme agraire latifundiste. L’occasion lui est donnée le 23 octobre 1971, le jour même de sa nomination épiscopale. Il rend publique une lettre pastorale de plus de cent vingt-trois pages intitulée « Une église en Amazonie en conflit avec les grands propriétaires et aux prises avec la marginalisation des habitants ». La presse officielle dénonce le nouvel évêque, le traitant de « provocateur ». Bien évidemment, ce document sera interdit par les autorités policières. Dans sa lettre, le père Pedro Casaldàliga écrit :

« Si la première mission de l'évêque est d'être prophète et si le prophète est celui qui dit la vérité devant le peuple ; si être évêque, c'est devenir la voix de ceux qui sont sans voix, je ne pourrais honnêtement pas rester la bouche cousue au moment de recevoir la plénitude du service sacerdotal (…) L’injustice dans ce pays a un nom :la grande propriété. »

 

Cet évêque était aussi un poète écospirituel. Révolutionnaire, il parlait dans ses poèmes avec le Che Guevara, les étoiles, les paysans indiens et son dieu. Il était normal qu’il soit dans le collimateur de la hiérarchie romaine, et notamment son bras inquisitorial, la Congrégation pour la doctrine de la foi. Le Vatican envoie au Brésil en 1977 un « visiteur apostolique » pour convaincre Pedro Casaldàliga de revenir dans la ligne droite de l’Église… ligne conservatrice. Et même en 1998, il doit se rendre à Rome pour subir un quasi-interrogatoire théologico-policier. Les textes qui suivent sont extraits de deux ouvrages : Yo creo en la justicia y en la esperanza (1975) qui est son journal, et Tierre nuestra, libertad (1975) qui est un recueil de poèmes.

Première citation

« Je ne pourrai jamais mettre en doute le caractère radicalement mauvais des structures oppressives du capitalisme. Je ne pourrai jamais mettre en doute la légitimité de la lutte de la classe opprimée pour sa libération. Ce n'est pas un gouvernement oppresseur qui va libérer les opprimés ! Je crois aussi chaque jour plus fermement qu’il est nécessaire de démystifier la propriété privée. » 26 août 1971

 

Deuxième citation

« Tous les Saints. L’Humanité que Dieu a aimée. Ceux qui ont répondu au Christ. Le monde libre et heureux. L'histoire des hommes enchâssée dans l'histoire de l'amour de Dieu. Le ciel dans le ciel. Le ciel déjà sur la terre. Les 28 et 29 octobre, nous avons eu la première rencontre des leaders des futures communautés de base de la prélature dans le sertao de pontinopolis. Une expérience intéressante de convivialité libre, fraternelle, simple. Le point de départ de la réflexion fut le texte évangélique de la parabole du banquet des noces... Le Royaume des cieux était déjà sur la terre, et tous, nous étions appelés à le construire. » Le 1er Novembre 1972

 

Troisième citation

« Nous avons eu à São Paulo, la rencontre nationale des évêques. Accord sur beaucoup de points. Rencontre timide, un peu superficielle. Par ailleurs, il y a eu la possibilité de se rencontrer, avec de nombreux amis, en « concile parallèle ». Je peux dire que j'ai été accueilli affectueusement par l'Assemblée, de façon générale. Dans des rencontres et des conversations avec des jeunes étudiants, des prêtres, des religieuses, des professeurs - j'ai eu l'occasion de voir l'intérêt, l'espérance qu’éveille notre petite église de Sao Félix. Une fois de plus. Cela rappelle à l'humilité. Cela soutient et engage. Les jeunes sont d'accord ! Une véritable attitude « révolutionnaire » ne peut exister qu'avec une conversion intérieure radicale. En leur parlant, j'ai moi-même découvert, avec une force nouvelle, comment les structures du capitalisme (économique, politique, spirituel) sont une idolâtrie, un état de péché et de mort. Il faut se « marginaliser » pour être libre et pour libérer. » 6 mars 1973

Quatrième citation

« Je crois qu’aujourd’hui on ne peut vivre que dans la révolte. Je crois qu’aujourd'hui un chrétien ne peut être que révolutionnaire parce qu'il ne suffit plus de « réformer » le monde. Les providentialismes désincarnés, les néolibéralismes, les néo-capitalismes et certaines néo-démocraties et autres tranquilles réformismes qui mentent ou se mentent – cyniques ou stupides – servent uniquement à sauver les privilèges d'un petit nombre de privilégiés au prix de beaucoup de morts de faim qui eux, sont les producteurs. Pour cette raison, ils me semblent objectivement uniques. » p. 135

 

Voilà notre Terre :

la liberté,

hommes nos frères !

Voilà notre Terre :

celle de chacun,

frères humains !

 

La Terre de tous les hommes

qui cheminent sur elle

pieds nus et pauvres.

Qui en elle, d'elle, naissent

pour grandir avec elle,

comme troncs d’Esprit et de Chair.

Qui s'enterrent en elle

comme semence

de Cendre et d'Esprit,

pour la rendre féconde comme une épouse mère.

Qui s'offrent à elle,

chaque jour,

et l'offrent à Dieu et à l’Univers

dans la pensée et dans la sueur,

dans leur joie

et dans leur douleur,

avec le regard

et avec la houe

et avec le poème…



Prostitués tirés

de la Mère commune,

ses mal-nés !

Maudites soient vos clôtures,

celles qui vous clôturent

par-dedans,

gras,

seuls,

comme cochons engraissés ;

en clôturant,

avec vos barbelés et vos titres,

hors de votre amour,

les frères humains !

(Hors de leurs droits,

leurs enfants

et leurs pleurs

et leurs morts,

leurs bras et le riz !)

En les clôturant

hors des frères

et de Dieu !



Maudites soient

toutes les clôtures !

Maudites toutes

les propriétés privées

qui nous privent

de vivre et d'aimer !

Maudites soient toutes les lois,

truquées par quelque main

pour protéger clôtures et troupeaux

et rendre la Terre esclave

et esclaves les humains !



Autre est notre Terre, hommes, tous les hommes !

L’humaine terre libre, frères humains !



(Source : les quatre premières citations sont extraites de Je crois en la justice (traduit en français par François Malley), Le Cerf, 1978, pp. 37, 52, 58-59,135). Le poème est extrait de Fleuve libre, Ô mon peuple (traduit par Charles Antoine), Le Cerf, 1976, pp. 82-83)

 

(c) Mohammed Taleb