Orientations axiales pour une écologie sociale des profondeurs

Le capitalisme n'a pas désenchanté le monde, mais notre relation à lui. Le monde demeure ce qu'il est, dans sa nature et dans ses métamorphoses, toile du vivant, constellation de signes pour celles et ceux qui savent déchiffrer les hiéroglyphes apposés sur les fragments du réel. Désenchantée, cette relation est devenue prosaïque, utilitaire et marchande. La crise environnementale est la grande manifestation de ce désordre, de ce désarroi relationnel. Les Romantiques Allemands, il y a plus de deux siècles, parlaient de dépoétisation... Par voie de conséquence, ce n'est pas le monde qui doit être réenchanté, mais notre rapport à lui. Insuffler du poétique, du sensible, du jeu, de l’esthétique, du don, du sacré dans la trame de nos liaisons avec notre habitat naturel, avec les Trois Règnes, les Quatre Éléments..., tel est l'un des enjeux du défi écologique contemporain.

Mais, on le pressent : une écologie technicienne, seulement soucieuse des fameux gestes écocitoyens individuels, une écologie fascinée par les sornettes du capitalisme vert et du développement durable, une écologie qui se bornerait à proposer une « gestion » efficace des ressources, une écologie-roue de secours du système marchand, bref une « écologie sans âme », est incapable de contribuer au réenchantement de notre relation au monde. Plus que cela, elle fait partie du problème !

A quoi pourrait donc bien ressembler une « écologie avec âme », c'est-à-dire une écologie capable de métamorphoser la vie psychique, de rompre avec les conditionnements consuméristes-bourgeois, et d'imaginer une Cité du Bien, du Beau et du Vrai, pour reprendre l'antique triade platonicienne ? L'écopsychologie, à laquelle ce livre est consacré, entend apporter une contribution décisive à cette question centrale pour le devenir de l'humanité, et pour l'établissement d'un équilibre dynamique entre sociosphère et biosphère. Certes, ce nouveau paradigme philosophique, métaphysique et politique est très récent, car apparu formellement au début des années 1990 ; mais, en explorant ses contenus, notamment ceux élaborés par celui qui lança le mouvement, le professeur Theodore Roszak (1933-2011), ou encore par le psychologue James Hillman (1926-2011), on s'aperçoit très vite que l'écopsychologie est la reprise/reformulation de deux courants de pensée complémentaires : l'humanisme cosmique de la Première Renaissance et la philosophie de l'Âme du monde. L'un affirme que l'humain est à la hauteur de son humanitas quand il a la conscience de sa dimension cosmique et cosmologique ; l'autre nous apprend que le monde - du jardin proche aux constellations les plus lointaines – n'est pas réductible à sa matière, mais qu'il possède une profondeur immatérielle, métaphysique, spirituelle. Bref, l'humain déploie sa vie dans une existence totale, à la fois concrète et symbolique, ces deux adjectifs qualifiant les deux perspectives du réel.

Je voudrais expliquer la place de l'écopsychologie dans l'économie générale de mes travaux d'écriture, des engagements qui me rendent présent au monde. J'ai toujours eu la conscience verte, à la sortie de l'adolescence. Militant dans des mouvements révolutionnaires arabes et de solidarité internationaliste, je savais que la quête de justice sociale était inséparable de la justice environnementale, que la souveraineté des peuples ne devait pas être formelle, mais réelle, autrement dit politique, culturelle et écologique. Mon anticolonialisme algérien, arabe, et tiers-mondiste d'alors pressentait l'important de ces batailles existentielles, vitales pour la Terre, l'Eau, le Pain. Dès la fin des années 1980, je tissais des liens avec des acteurs européens de la mouvance écologiste, intervenant lors d'universités d'été, de colloques, de commissions, de manifestations. Mon idée-phare était de  contribuer à une double tâche : ouvrir la dynamique de la solidarité internationale aux enjeux de l'écologie, et ouvrir le champ de l'écologie aux questions de justice sociale planétaire et de droit des peuples. Cette ligne de pensée et d'action a toujours été présente. En 2014, je publiais L'écologie vue du Sud (aux éditions Sang de la Terre) pour proposer une synthèse de cette écologie telle qu'elle est vécue et rêvée et défendue en Afrique, en Asie et en Amérique. Je donnais la parole à des porte-paroles de cette écologie anti-impérialiste, comme l'Algérien Faycal Yachir, le Burkinabé Thomas Sankara ou le Brésilien Leonardo Boff.

Et la spiritualité ? Et la philosophie ? Loin d'être absentes, ces dimensions sont au cœur de ces quêtes de justice sociale, de droit des peuples et d'écologie. Si j'aspire, comme je le disais, à une écologie avec âme, c'est aussi le cas pour mon « écosocialisme ». Celui-ci n'a de sens que s'il propose une transformation des structures sociales, pour le Bien commun, en relation avec une désaliénation radicale, une libération de l'âme et de l'esprit, une métamorphose de la psyché. Marier en quelque sorte la révolution et la spiritualité, le cosmos animé et l’Âme du monde.

C'est au début des années 2000 que je commençais à me « revendiquer » de l'écopsychologie. En 2004, j'organisais, à Paris, à la Faculté de Théologie protestante de Paris, au boulevard Arago, l'une des premières rencontres explicitement consacrées à la révolution écopsychologique, sollicitant les analyses d'écologistes et de psychologues. Ma formation en Éducation relative à l'Environnement (en 2006), dans le cadre d'un enseignement dispensé par l'Université du Québec à Montréal (UQAM), m'a donné un certain nombre d'outils intellectuels, de grilles d'analyse que j'ai mis au service de l'écopsychologie. La sortie, en 2014 et 2015, de Nature vivante et Âme pacifiée, de Éloge de l'Âme du monde et Theodore Roszak pour une écopsychologie libératrice étaient autant de contributions théoriques à ces liaisons, à ces « affinités électives », pour reprendre une formule de Goethe (elle-même issue de la tradition alchimique), entre l'Humain et le Cosmos.

L'Âme du monde des Anciens n'est pas un concept, mais une figure. Sa taille est celle du Kosmos, avec ses divers cieux, ses luminaires, ses astres, ses orbes, ses circonférences qui vont de l'infiniment petit à l’infiniment grand. En même temps, ce monde n'est pas un cercle vicieux étroitement soumis à des déterminismes de toutes sortes. L'humain qui s'insère dans ce Kosmos, et qui le porte en lui, dans les entrailles de sa propre âme (que les écopsychologues appellent parfois, sur les traces jungiennes, « inconscient écologique », et que je préfère nommer « inconscient cosmique »), n'est donc pas un prisonnier. En effet, sa cosmicité est dynamique, ouverte, créatrice. La mémoire de l’univers n'est pas la répétition du Même, dans un éternel retour. Dans les philosophies de l'Âme du monde et de l'humanisme cosmique, la mémoire est intimement liée à l'imagination active, créatrice, à l'imaginatio vera, la vraie, selon la formule de Paracelse. Et si c'est le cas, c'est parce que l'élan vital qui traverse l'univers est un élan de liberté, une énergie d'émancipation. Dit autrement, la révolution écopsychologique est une révolution qui enracine et qui libère, qui maintient les valeurs d'une justice chevaleresque et qui ouvre l'âme singulière à l'âme des lieux, et à ses lieux-dits, à l'âme des peuples, et au génie créateur des civilisations, et à l'anima mundi.

© Mohammed Taleb